Vade retro Bertrand Cantat
Mots croisés

Vade retro Bertrand Cantat

J'ai passé les 48 dernières heures à me questionner sur moi-même. À me demander si j'avais toujours un cour, si je n'étais pas en train de devenir un monstre.

Est-il possible pour un esprit sain de partager aussi peu l'indignation de milliers de personnes devant la venue, l'an prochain sur les planches du TNM, de Bertrand Cantat?

Suis-je normalement constitué? Ai-je des capacités cognitives limitées en ne réussissant pas à faire le lien entre la participation du chanteur de feu Noir Désir à une mise en scène de Wajdi Mouawad et une quelconque approbation des gestes qu'il a posés, ou n'a pas posés, un soir de tragédie dans une chambre d'hôtel de Vilnius?

Oui, ça doit être ça, je n'ai pas la bosse de l'amalgame assez développée. Faudra en parler au médecin. «Doc, je suis inquiet. Plusieurs de mes concitoyens, et parmi les plus illustres, n'ont aucun mal à mettre dans le même panier le mec, l'artiste, le responsable d'homicide involontaire, l'homme libre qu'il est aux yeux de la loi depuis le 16 octobre 2007… Moi j'y arrive pas. Ça se soigne?»

Excusez-la. Depuis 48 heures, j'hésite entre le rire et les larmes.

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J'ai été comme tout le monde bouleversé par la mort de Marie Trintignant, je suis le premier à voir dans la violence faite aux femmes l'un des plus graves problèmes qui soient.

J'ai eu du mal à reprendre mon souffle, en mars 2006, après que Jean-Louis Trintignant m'eut accordé une chaleureuse entrevue, à l'occasion de sa venue à la Place des Arts pour livrer sur scène des poèmes d'Apollinaire. Entrevue durant laquelle nous avions parlé de sa fille Marie, avec pudeur, franchise, humanité.

Je fais pourtant l'effort de ne pas me substituer à la justice, de ne pas rajouter des barreaux autour d'un homme qui vit déjà dans une prison mentale.

Je fais l'effort de ne pas prendre part à l'actuel festival du raccourci intellectuel, de la démagogie et du sophisme.

Ces derniers jours, des gens dont j'estime souvent les propos ont complètement perdu les pédales. Patrick Lagacé, qui est tombé à bras raccourcis sur Cantat, y allait par exemple d'analogies curieuses pour exprimer sa notion du pardon: «Au fait, parlant de réhabilitation, Guy Cloutier qui produit le Téléthon Enfant Soleil, ce serait un bel effort de réhabilitation, non! Et un poste pour Vincent Lacroix à la Caisse de dépôt, ça ne vous dérange pas trop, j'espère. Ou à votre Caisse pop, tiens…»

Euh, à moins que j'en aie loupé une, personne n'a demandé à Bertrand Cantat de parrainer un centre pour femmes battues.

Pendant ce temps, Richard Martineau officiait, sur les ondes comme sur son blogue, à quelques kilomètres d'un début de nuance. «Bertrand Cantat, le meurtrier de Marie Trintignant (qu'il a battue à mort, et qu'il a laissée agoniser sur le plancher pendant qu'il est allé cuver son vin dans son lit) sera sur la scène du TNM en mai 2012 à l'invitation du grand humaniste Wajdi Mouawad. Question: Mouawad et Lorraine Pintal vont-ils inviter Jean-Louis Trintignant pour qu'il puisse applaudir l'assassin de sa fille????»

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À une époque où la pertinence se mesure en audimat et en milliers de clics, l'épisode nous oblige à nous interroger sur les prises de positions aux allures de shows de boucane.

Est-ce que le coup fumant médiatique justifie l'empressement de certains à sauter dans la mêlée, avant même d'avoir une réflexion digne de ce nom à proposer?

Je vous laisse répondre à la question.

Ce que j'ai lu de plus pertinent sur le sujet, pour ma part, émane d'une tribune microscopique, un îlot de la blogosphère guère connu du grand public: «L'art n'est pas là que pour montrer de belles choses, mais aussi pour mettre en lumière ce qu'il y a de laid et de terrible dans l'expérience humaine. C'est peut-être là l'essence de la tragédie: crier "haro sur le baudet", jeter la pierre au vilain Cantat pour mieux oublier ce qu'il y a de pourri en nous, la catharsis et tout le reste. Au fond, Mouawad est en train de nous enseigner quelque chose à propos de Sophocle.» (billet signé Samuel Mercier sur le blogue La Swompe – le marécage de la culture)

Mercier met le doigt sur ce qui me paraît être au cour de la question, et qui est totalement évacué par nos francs-tireurs de l'opinion: le rôle de l'art; la possibilité d'aborder à travers l'art des problématiques ultrasensibles, qu'on a échoué à aborder autrement.

Peu avant de boucler cette chronique, j'ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre regroupant quelques ouvres de Sophocle, dont Les Trachiniennes, l'une des pièces faisant partie du Cycle des femmes que Mouawad s'apprête à monter. Je le survole depuis quelques minutes à peine quand je tombe sur cette phrase: «Devant les fautes involontaires, la rigueur des lois s'adoucit. Ton erreur est pardonnable.»

À ne pas prendre au premier degré, svp. Mouawad n'adresse pas ces mots à son ami. Mais il faut le sous-estimer beaucoup pour ne pas croire qu'il a son idée derrière la tête, et qu'au prêchi-prêcha des ténors de la bonne conscience, il répondra par l'intelligence artistique.

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Un mot pour vous remercier, en terminant, de votre fidélité. Nous avons été informés il y a quelques jours des résultats de l'étude PMB 2011, qui indiquent une hausse marquée du lectorat de Voir Montréal. Vous êtes maintenant 325 000 à nous lire chaque semaine, une augmentation de 9 % par rapport à l'année dernière.

En pleine crise de l'imprimé, nous mesurons la valeur de cette marque de confiance. Et allons tout faire pour demeurer à la hauteur.