Stephen King et les dômes canadiens
Mots croisés

Stephen King et les dômes canadiens

Le nouveau roman de Stephen King, l'imposant Dôme, démarre sur les chapeaux de roues: par un beau matin d'automne, la petite ville de Chester's Mill, Maine, se retrouve subitement coupée du reste du monde quand un dôme d'une matière inconnue, parfaitement transparente, se matérialise en épousant très exactement ses frontières.

Au-delà du divertissement, au-delà du page turner – que j'admets avoir du mal à lâcher depuis quelques jours -, l'écrivain propose une allégorie de sa société. Les contacts avec l'extérieur étant devenus impossibles (l'armée américaine et ses puissants missiles ne parviennent pas même à égratigner la mystérieuse bulle), les rapports de force vont se réorganiser à Chester's Mill, dont la nouvelle devise pourrait être «Au plus fort la poche».

Il faut voir Big Jim Rennie, vendeur de voitures usagées et autoritaire deuxième conseiller de la ville (quand on aime ouvrer dans l'ombre, il vaut parfois mieux ne pas assumer le premier rôle), qui voit dans ces circonstances exceptionnelles l'occasion rêvée de faire régner sa loi. Celle de la jungle.

Il faut voir l'escouade de policiers de carnaval promus à la va-vite par le ci-haut mentionné Jim Rennie pour s'assurer que l'ordre (lire: l'idée qu'il s'en fait) soit maintenu dans cette bourgade où les réserves de vivres, les ressources énergétiques et surtout l'espoir fondent à vue d'oil.

Il faut voir encore Dale Barbara, le bon de l'histoire, un vétéran de la guerre d'Irak mandaté par le président lui-même pour prendre les choses en main, incarnation du bon sens qui va se heurter à la folie de Rennie.

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Récemment, juste au nord du Maine, un phénomène similaire a été observé. Dans différentes régions du meilleur pays au monde, des dômes ont soudain fracturé l'espace.

L'un d'eux a très exactement épousé les frontières du Québec, colorant ses villes et ses campagnes d'une couleur qui d'ordinaire appartient à l'automne.

Ce n'est pas la première fois que cette partie du Canada se retrouve sous vide, mais jamais ne l'a-t-elle été de manière aussi spectaculaire. Ayant vigoureusement levé le nez sur le parti qui allait remporter les élections fédérales, préférant donner un soutien massif à un parti jusque-là marginal, au point de le propulser aux devants de la scène politique, le Québec a une fois encore, malgré lui, marqué sa différence.

«Des érections vraiment étonnantes», laissait échapper Stephen Harper à l'annonce des résultats, lui dont le langage coquin aura été l'ultime aveu d'une campagne menée en bas de la ceinture.

Au même moment, un autre dôme tombait sur le milieu culturel du pays, le privant aussitôt d'horizons, d'oxygène, et faisant ressembler ses acteurs à de petits poissons condamnés à trouver les quatre prochaines années longues, trèèèès longues.

Un dôme supranational, enfin, semble avoir recouvert le Canada tout entier, les grands médias étrangers accordant moins d'importance à l'érection d'un gouvernement conservateur majoritaire, le 3 mai au matin, qu'à l'ornementation des barrettes des demoiselles d'honneur de la noce royale britannique, quelques jours plus tôt.

(Ne soyons pas fatalistes, refusons d'y voir un indice supplémentaire du peu de cas qu'on fait désormais du Canada aux quatre coins du monde…)

Comment la vie va-t-elle se réorganiser sous les dômes de la politique canadienne? Il serait sans doute excessif de voir au nord du 45e parallèle un méchant Big Jim Rennie à l'ouvre, mais il y a parfois pire que les méchants avoués.

Une histoire à suivre, qu'on le veuille ou non.

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Petite note en terminant sur la démocratie, puisque c'est tout de même elle qui nous a mené à ce paysage politique de science-fiction.

Cette démocratie dont Abraham Lincoln disait qu'elle représentait «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», une formule qu'Oscar Wilde allait mettre à sa main: «La démocratie? L'oppression du peuple, par le peuple, pour le peuple.»

C'est que la tentation est parfois forte d'en critiquer les rouages, à la démocratie.

Quand le peuple vote dans le même sens que nous, on applaudit ce modèle garantissant que quelques-uns ne décideront pas pour la multitude; on célèbre la clairvoyance de Monsieur-Madame-tout-le-monde, qui au fond sait d'instinct ce qui est bon pour le pays.

Quand il vote autrement, on parle des limites de la démocratie, des ratés du modèle pour cause de manque de culture politique des masses et de mauvaise compréhension des enjeux.

Or être démocrate, c'est d'abord ne jamais remettre en question la prémisse du modèle: la décision du peuple est souveraine.

On a beau faire partie de ceux qui n'ont pas gagné leurs élections, lundi dernier.

On a beau faire partie de ceux qui souhaitent voir le Québec non pas sous une cloche de verre mais à l'air libre, sous les vents de l'histoire.

On a beau avoir parfois les yeux ronds et la mâchoire décrochée, la moindre des choses est de respecter les nouvelles couleurs de la carte électorale, quitte à s'en amuser un peu.

Quant à moi, je vous salue amicalement et m'en vais passer quelques jours dans un pays où l'été arrive un peu plus tôt qu'ici. J'ai de la chance: les dômes symboliques laissent encore passer les avions.

Dôme, de Stephen King. Éd. Albin Michel, 2011, 1195 pages en deux tomes.