L'attente.
Elle fait partie du voyage autant que la découverte, l'imprévu, l'émerveillement.
Attente au comptoir d'enregistrement de l'aéroport, puis aux contrôles de sécurité. Attente avant de monter dans l'avion, dans la cabine avant le décollage, et plus tard à l'atterrissage, durant ce moment qui s'étire tellement qu'on se demande chaque fois si l'équipage n'a pas perdu les clés de l'appareil. Attente aux douanes, et ainsi de suite.
Il y a deux semaines, au départ d'un séjour printanier dans le sud de la France (on dirait le début d'un roman de Peter Mayle), je me suis amusé à calculer le temps d'attente écoulé entre l'entrée de l'aéroport Montréal-Trudeau et l'arrivée à destination, au bout d'un vol, un trajet d'autocar, un autre de train et un petit taxi.
Un peu plus de quatre heures et demie, sans rire. Temps de déplacement non inclus, évidemment. Dans une société qui ne supporte plus l'attente, le calcul mérite qu'on s'en amuse un peu.
Ayant moi-même une vie qui laisse peu de place au temps perdu, j'admets ressentir une petite joie tordue dans ces moments d'arrêt obligé. Il y a quelque chose de dépaysant en soi à voir des centaines de personnes sans aucune prise sur l'horaire, cet horaire d'habitude régi à la seconde près.
Et puis il y a mille et une façons de meubler les temps morts.
Écouter les râles de ceux qui disent que c'était mieux avant, que les autorités se foutent de la gueule du monde. Observer des gamins hébétés de sommeil échapper à la vigilance parentale et franchir en courant ces lignes imaginaires que les grandes personnes appellent frontières. Ou encore lire les clauses écrites en tout petit à l'endos de sa réservation de vol. On y découvre parfois des choses exquises.
Voici ce que j'y ai trouvé, texto, dans quelque hall beige où le volume d'oxygène était inversement proportionnel au volume de voyageurs:
"Certains événements font partie des désagréments normaux qui peuvent survenir à l'occasion d'un voyage. Vous reconnaissez que vous en assumerez seul les conséquences et vous conviendrez que la compagnie aérienne ne peut en être tenue responsable. À titre d'exemple, mentionnons les éléments suivants:
– Niveau de vie: à l'extérieur du Canada, le niveau de vie, les coutumes locales, la religion, le système politique, de même que les services et l'hébergement offerts peuvent différer de ceux au Canada. […]"
Sans blague.
Chérie, tu es sûre de vouloir risquer de vivre autre chose que ce que nous vivons au quotidien? On peut rester à la maison et louer des films, si tu préfères.
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C'est encore dans un moment d'attente forcée que je me suis plongé dans l'histoire du roi René, duc d'Anjou et comte de Provence (1409-1480).
Celui que ses sujets appelaient le bon roi René, dont on sait qu'il a encouragé d'importants travaux d'irrigation dans les campagnes et fait beaucoup pour resserrer les liens entre les paysans et la noblesse d'alors – il a entre autres fait aménager des jardins fleuris et des ménageries accessibles au peuple -, avait semble-t-il à cour, profondément, le sort des uns et des autres, y compris ceux dont le nom ne comporte pas de particule.
Le roi René avait une autre qualité: un amour fou pour les arts. Autour de lui gravitaient des poètes, des enlumineurs, des orfèvres, des peintres marquants dont Nicolas Froment. Lui-même parlait plusieurs langues et écrivait des livres (encore aujourd'hui, on peut trouver en librairie son Livre du cour d'amour épris).
Assis devant un Ricard, sur une terrasse du cours Mirabeau, à Aix, à deux pas d'une statue du bon roi, je me demande soudain si cet ami des lettres et des arts avait dans sa suite des économistes patentés et des Nathalie Elgrably-Lévy pour lui dire de laisser les créateurs se démerder un peu et de consacrer les deniers du royaume à des entreprises dignes de ce nom.
Je tue encore un peu le temps qui s'étire en dressant mentalement la liste des ouvres auxquelles l'humanité n'aurait pas eu droit si les hommes et les femmes qui en ont accouché n'avaient pas été soutenus par des gens d'abord amoureux du geste artistique, avec le risque de se tromper qui vient avec.
Et voilà qu'un grand combat s'engage entre le Ricard et le mal de tête qui m'assaille.
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Suggestion à ceux qui s'intéressent aux rapports entre art et divertissement: allez voir l'expo de Daniel Olson à la maison de la culture Côte-des-Neiges, ça vaut le détour (vous trouverez la critique de Nicolas Mavrikakis dans l'édition de la semaine).
Je boucle en tirant mon chapeau à notre ami et collaborateur Nicolas Roy, l'un des monteurs de l'émission Voir télé, dont le film Ce n'est rien figurait parmi les neuf ouvres retenues en compétition officielle au 64e Festival de Cannes, catégorie "courts métrages".
Bravo Nicolas, nous sommes vraiment très fiers de toi.
Attendre, c’est s’exposer à l’inattendu et à l’absence de contrôle; Ce n’est pas une perte de temps. Un temps qui nous donne l’occasion de nous rappeler que les évènements nous arrivent, autant que nous les provoquons, que la collectivité emporte l’individu avant que celui-ci puisse changer son cours. Que le flux du temps nous délivre parfois de son emprise. Que l’attente d’un évènement est aussi captivante que l’évènement lui-même.
Attendre c’est aussi faire durer les choses, les laisser profiter de la salle d’attente de notre mémoire pour prolonger leur existence avant qu’elles ne se fondent dans l’amalgame et l’oubli, c’est être statique plutôt que statistique, c’est observer le courant plutôt que de s’y tenir.
J’écoute la ventilation lugubre du métro immobilisé « pour une période indéterminée », profitant d’un lapse de temps pour relire les chroniques du Voir, vagabonder entre les lignes et le flot ininterrompu des mots comme des voyageurs.
Attendre, et ne pas craindre d’être en retard, dans une société qui nous donne parfois l’illusion d’être en avance sur son temps.
En cette époque de l’instantanéité, soit du micro-ondes en passant par la télécommande, du cellulaire à l’ordinateur portable, de l’internet haute vitesse aux CD et DVD, cela pourra s’avérer très frustrant pour certains d’avoir à poireauter. Pour les plus jeunes, surtout.
Pour ce qui est des moins jeunes, celles et ceux ayant connu l’époque des années 50 et 60 (alors qu’il fallait se lever du divan pour aller changer le poste de télé, ajuster le volume, jouer avec les oreilles de lapin afin de rendre un peu moins neigeuse l’image noir et blanc, ou encore déposer avec autant de précision possible l’aiguille du phonographe juste au bon endroit entre les sillons du microsillon mono pour écouter une chanson en particulier…) eh bien ces moins jeunes n’apprécient pas davantage que leurs cadets ce qui traîne en longueur.
Mais pas pour les mêmes raisons, bien souvent.
Ainsi, les plus jeunes sont pressés par habitude, tandis que les moins jeunes ne veulent pas gaspiller trop du temps qu’il leur reste à faire le pied de grue – même confortablement assis….