Mots croisés

Des souris et des Roms

Nous ne savons pas encore ce que vaudra sur écran Méchants patrons, l'aspirant blockbuster de Warner Bros. à paraître le 8 juillet, mais nous pouvons déjà décerner à cette production la palme du plus bel effort promotionnel.

Le 27 juin, sur l'heure du midi, une poupée vaudou de près de quatre mètres de haut a été installée à l'angle McGill College et De Maisonneuve, immense personnage à l'air mauvais, engoncé dans un complet brun. Vous l'aurez deviné: un patron.

Tout autour, une équipe de frétillantes jeunes femmes offraient aux passants des bidules publicitaires et, surtout, les invitaient à se défouler sur le vilain, qui a bien sûr fini criblé d'aiguilles géantes.

Le rêve, avouez. Faire enfin payer votre supérieur pour son arrogance, pour ses abus de pouvoir, pour tout ce boulot «délégué» avant de partir pour des vacances trois fois plus longues que les vôtres.

Tiens, prends ça, et encore ça!

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L'époque est au défoulement, vous avez remarqué?

Partout on nous incite à dire haut et fort ce qui nous oppresse, à faire sortir le méchant. À nous indigner, pour reprendre le verbe préconisé par Stéphane Hessel (phénomène mondial, sa plaquette Indignez-vous! s'est écoulée à trois millions d'exemplaires depuis sa parution l'an dernier), ou encore, plus simplement, à donner de la voix pour ne pas garder l'angoisse à l'intérieur.

Alex Nevsky, par exemple, vient de lancer la page crionsensemble.com, une invitation à hurler contre tout ce qui nous heurte (des injustices sociales aux voisins qui rénovent à 7 heures du matin, en passant par la disparition des carcajous, pour ne citer que quelques inscriptions récentes), mais aussi pour tout ce qui nous porte (l'été qui s'installe coûte que coûte, le retour sur scène de DJ Champion…).

Très libérateur, vous essaierez.

Le projet fait un peu penser à une installation présentée l'été dernier au MoMA, à New York. Selon un concept imaginé par Yoko Ono en 1961, intitulé Voice Piece for Soprano, les visiteurs étaient invités à crier dans un microphone posé au centre d'une salle d'exposition. Une fois capté, le cri se propageait d'une salle à l'autre, faisant par exemple sursauter les vieilles dames en train d'apprécier, à l'autre bout du musée, Les demoiselles d'Avignon.

L'époque est au défoulement, comme toutes les époques où le réel pèse de tout son poids, souverain, suffocant, laissant tout le terrain à la realpolitik et aux mécaniques boursières.

L'époque est au défoulement et à sa petite sour, l'autodérision.

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Ceux qui ont assisté ces derniers jours au spectacle GRUBB, cet inclassable projet né dans les quartiers roms de Belgrade, ont eu sous les yeux et dans les oreilles un spectaculaire exemple d'autodérision.

À travers GRUBB (Gypsy Roma Urban Balkan Beats), à travers ces 24 jeunes pourris de talent, c'est tout un peuple qui nous apparaît sous un nouvel éclairage. Dans ce spectacle articulé autour des clichés, des idées reçues qui leur collent aux fesses («Les gitans sentent mauvais», «Les gitans sont tous des voleurs», «Les gitans sont tous des menteurs»), les protégés de Serge Denoncourt se moquent d'eux-mêmes, appliquent à fond l'idée qu'il vaut mieux en rire, pour peu à peu faire prendre conscience au public à quel point il avait jugé sans savoir.

Sans savoir que ces jeunes ne sont «pas plus voleurs que les autres enfants pauvres».

Sans savoir que derrière la nécessité de se déplacer fréquemment, il y a chez plusieurs d'entre eux le désir profond de se poser un jour pour «élever une famille».

Puis vient le moment plus grave du spectacle, où l'on nous présente un troublant florilège de citations anti-Roms parfaitement authentiques, allant des propos haineux des dirigeants nazis…

«Dans le futur, il sera probablement nécessaire d'établir des camps de concentration et de stérilisation, afin de créer ainsi une extinction graduelle de ces éléments asociaux.» (Officiel de la Kripo, responsable de la question gitane, Allemagne, 1939)

…jusqu'à des déclarations plus récentes:

«Il est plus facile d'exterminer des rats que de se débarrasser des gitans.» (Umberto Bossi, chef de la Ligue du Nord, Italie, 2010)

«Le président de la République a fixé des objectifs précis: 300 campements illicites devront avoir été évacués d'ici trois mois, en priorité ceux des Roms.» (Brice Hortefeux, gouvernement Sarkozy, France, 2010)

GRUBB est une réponse, en musique, en humour et en intelligence, à une intolérance qui, bien qu'à degré très variable, s'enracine dans la même conviction de se trouver devant une frange indésirable du genre humain.

En espérant qu'elle ne m'en veuille pas trop, je laisse les derniers mots à Anne Dorval, aperçue à la sortie de la salle Pierre-Mercure lundi dernier. Extatique, comme moi-même et tous les spectateurs présents, la comédienne lançait à des amis ces mots tout simples, qui pourtant résonnent fort par les temps qui courent: «Après ça, que j'en voie un remettre en question le pouvoir de l'art…»

P.-S.: Le FIJM vient d'annoncer une 2e supplémentaire de GRUBB, le 3 juillet. Faites vite!