Mots croisés

La fin du Times?

Commençons par le plus important: je sais que vous êtes nombreux à vous être fait un sang d'encre toute la semaine pour le lapin égaré.

(Pour ceux qui débarquent, je racontais dans la chronique précédente qu'un lapin, en pension dans nos bureaux pendant les vacances du patron, avait mystérieusement disparu de son enclos.)

Figurez-vous qu'après six jours d'enquête, de rumeurs et de ragots – «un employé l'a volé et il a fini au barbecue», «il est parti pour un aller simple dans le système de ventilation», «il s'est réfugié dans une poubelle et a été jeté aux ordures» -, Pommy est tranquillement sorti de sa cachette, sans doute les lointains recoins d'un calorifère.

Voilà, tout est bien qui finit bien dans les locaux de votre hebdo préféré.

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Pommy est en passe de devenir la mascotte du journal. Un porte-chance, tiens, en cette époque où les médias doivent plus que jamais composer avec les lois de la jungle.

Ces dernières années, bien des salles de rédaction à travers le monde ont eu l'impression d'être un peu égarées, elles aussi. Multiplication des médias alternatifs, morcellement de l'assiette publicitaire, nécessité de réorganiser rapidement des structures pourtant efficientes pendant des décennies. Dans la tempête, une seule certitude: rien ne sera plus comme avant.

Le 15 juillet sort en salle Page One: Inside The New York Times, un film d'Andrew Rossi qui illustre de manière éloquente les défis actuellement rencontrés par la presse écrite.

Après avoir passé de longs mois à convaincre la direction du New York Times, Rossi a pu entrer avec son équipe, mi-2009 et pour plus d'une année, dans les bureaux du vénérable journal. Juste à temps pour immortaliser une période où celui-ci allait connaître des bouleversements majeurs.

Chute des revenus, mises à pied importantes, modèles web prometteurs mais encore loin de la rentabilité, inquiétudes de moins en moins dissimulées devant les multiples formes que prend l'information à l'ère de Twitter et de WikiLeaks… Les journalistes que suit Rossi ne savent plus où donner de la tête, adaptant au jour le jour leur pratique pour demeurer dans le coup, mais refusant de brader leurs principes et leur foi dans un journalisme de qualité.

Leurs discussions, à ce titre, sont passionnantes. Devant les succès de Julian Assange et sa divulgation de milliers de dossiers politiques et militaires secrets, l'un d'eux dira par exemple: «Auparavant, notre sujet d'article était le scandale lui-même; aujourd'hui, notre sujet est la façon dont WikiLeaks a fait éclater le scandale.»

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Depuis 10 ans, 2800 journaux ont déclaré faillite aux États-Unis. Des petits hebdos du fin fond du Wisconsin ou du Kentucky, oui, mais pas seulement. Le 8 décembre 2008, le groupe de presse Tribune, propriétaire entre autres du Los Angeles Times et du Chicago Tribune, se plaçait sous la protection de la loi sur la faillite.

Aucun journal n'échappe aux nouvelles réalités du marché, même si le danger est sans doute plus criant pour un quotidien d'information que pour l'hebdo culturel que vous êtes en train de lire, à l'endroit duquel l'immédiateté n'est pas nécessairement la première exigence.

La problématique fondamentale est commune à tous, et se résume à quelques questions:

– Est-il encore temps pour des médias basés sur un modèle pré-Internet de réellement tirer profit des nouvelles technologies, ou si ces derniers seront toujours un peu à la traîne par rapport aux médias nés dans la foulée d'Internet?

– Les tablettes électroniques vont-elles modifier en profondeur notre façon de consommer l'information? Faut-il tout miser là-dessus?

– Les lecteurs iront-ils d'abord, en majorité, vers ce qui est moins cher, plus rapide et plus vite absorbé, ou si leur fidélité à certains médias de qualité, faisant place à la réflexion et pas qu'à la nouvelle, pèsera lourd dans le paysage médiatique de demain?

Des questions auxquelles les réponses ne sont encore claires pour personne, bien que se répande actuellement l'idée que dans le domaine, rien n'est ou tout noir, ou tout blanc, et que ceci ne tuera sans doute pas tout à fait cela.

Plus on avance dans le 21e siècle, plus semble probable, pour un bon moment en tout cas, une certaine cohabitation du papier et de l'écran, du savoir-faire et des nouvelles méthodes.

Le très pince-sans-rire David Carr, chroniqueur vedette du New York Times et personnage central du film d'Andrew Rossi, a eu ces mots, à mon avis assez profonds, après avoir essayé pour la première fois de lire un quotidien sur un iPad: «Vous savez à quoi ça me fait penser? À un journal!»

Page One: Inside The New York Times est présenté à compter du 15 juillet à l'AMC Forum, en v.o.a.