Lunettes roses et mouches à merde
Mots croisés

Lunettes roses et mouches à merde

Pendant quelques heures, la semaine dernière, Montréal a présenté à l'Amérique son plus beau profil, celui d'un grand village accueillant et jovial où la vie coule avec l'onctuosité du sirop d'érable.

Il fallait être reclus dans un camp de pêche pour ne pas être au courant: les pimpantes animatrices du Today Show, le méga-morning show de NBC (cinq millions de téléspectateurs), avaient posé leurs tabourets dans le Vieux-Montréal le temps de deux émissions.

Bien décidée à faire goûter la culture locale à leurs auditeurs (et surtout -trices), Kathie Lee Gifford et Hoda Kotb ont déroulé une liste infiniment prévisible de spécialités maison. Après avoir qualifié la métropole, selon la formule consacrée, de «Paris sans le jetlag», elles partaient à la découverte de la poutine, de la queue de castor, du sirop plus haut mentionné dans toutes ses déclinaisons…

La police montée faisait bientôt son apparition sur le plateau, suivie de Gregory Charles, venu coanimer un – très peu cérébral – quiz sur la Belle Province. Clin d'oil au bed-in de John & Yoko, quelques mots sur Céliiine, un petit numéro du Cirque du Soleil et hop!, la vitrine était complète. La pub était parfaite. On était presque étonnés de ne pas voir apparaître le logo de Tourisme Québec au bas de l'écran.

La pub était parfaite et on applaudit, évidemment. On ne va pas jouer les rabat-joie quand cinq millions de personnes, partout aux États-Unis et au-delà, se disent en prenant leur café: «Elle a l'air gorgeous cette ville au nord du Nord. Si on allait y faire un tour, chéri?»

Bien sûr, on préfère que les blondes animatrices aient enchaîné deux jours durant les «amazing!» et les «fantastiiiique!» plutôt que de compter les nids-de-poule et de dénoncer les scandales municipaux, le bordel des gaz de schiste ou la schizophrénie politique ambiante. Il était tout de même troublant, pour ne pas dire parfaitement anachronique, de voir le Québec à travers des lunettes aussi roses.

Les pays sont tous d'une infinie complexité, tout le monde le sait, le kangourou n'en dit pas beaucoup sur l'Australie d'aujourd'hui, pas plus que l'elfe sur l'Islande ou la culotte tyrolienne sur l'Autriche, mais on s'accroche à ces repères, à ces images tenaces et rassurantes. Rassurantes parce que tenaces dans un monde ultra-changeant.

On aime bien les lunettes roses, en fait.

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Durant la même semaine, le monde médiatique nous aura montré son côté le plus bonbon et son côté le plus sombre.

Si le Today Show vole au ras des pâquerettes, il est bon enfant et clairement inoffensif. On ne peut pas en dire autant de News of the World, ce tabloïd anglais qui a mis au point, ces dix dernières années, des mécanismes d'écoute et d'espionnage non seulement douteux sur le plan éthique – ça, les médias d'aujourd'hui nous y ont plutôt insensibilisés – mais carrément illégaux.

Pendant que l'empire Murdoch tremble sur ses bases, que la police londonienne, qui semble avoir allègrement profité de ce «service d'écoute» privé, voit les têtes de ses dirigeants rouler les unes après les autres et que la classe politique du pays joue les vierges offensées qui évidemment n'en savaient rien – je sais, moi aussi ça me rappelle quelque chose -, c'est une réflexion profonde sur le rôle des médias qui s'impose.

Nous parlions il y a quelques jours de Page One: Inside The New York Times, ce documentaire qui montre l'impact d'Internet et des nouveaux joueurs médiatiques sur la salle de rédaction d'un journal né au milieu du 19e siècle. Peu de points communs entre le NYT et le NotW, bien sûr, sinon l'impératif de demeurer dans le coup coûte que coûte, devant la déferlante de petit médias effrontés, sans tradition, qui scrutent le monde caméra à l'épaule et rendent la chasse au scoop beaucoup plus féroce qu'autrefois.

Pour demeurer dans le coup, pour devancer la concurrence d'une tête et s'assurer d'être indispensable au tissu politico-médiatique, NotW a pris des risques énormes, a gagné gros puis perdu plus encore.

C'est que dans la course au scoop et au secret qui dérange, comme dans tous les domaines d'ailleurs, il est quelque chose qui relève de la responsabilité individuelle plus que des codes d'éthique et des livres de lois: la capacité à distinguer le moment où les gestes que l'on pose commencent à ressembler moins à ceux d'un être humain qu'à ceux d'une mouche à merde.