Mots croisés

Blanche-Neige et les grosses crisses

Lisez-vous les commentaires au bas des articles, sur le Web?

Bon, je vous l’accorde, ce n’est pas toujours la fine fleur, mais on y trouve parfois des perles.

Ces derniers jours par exemple, on a eu droit sur voir.ca à un échange exquis autour de la critique, par ma collègue Elsa Pépin, de Blanche-Neige et La Belle au bois dormant, une pièce d’Elfriede Jelinek mise en scène à l’Espace Go par Martin Faucher. Jelinek, auteure autrichienne reconnue pour ses écrits subversifs, controversé Prix Nobel de littérature en 2004, y cuisine au vitriol nos contes de fées préférés.

Cet échange, donc. Ça commence par le commentaire d’Étienne, un professeur au niveau collégial qui dit avoir envoyé, sur recommandation d’une collègue, ses élèves de première session voir la pièce en question.

La proposition est à des lunes de Disneyland, ça il l’avait compris, mais il n’avait pas compris à quel point. Après coup, perplexe, il s’ouvre de ses doutes à notre journaliste: «Un tel ramassis d’élucubrations lubriques et existentielles, lourdes de psychanalyse et de féminisme enragé, risque de leur faire détester le théâtre pour toujours

Pour toujours. Hou la.

Je tiens d’abord à saluer le souci de l’enseignant, qui se préoccupe des premiers pas de ses élèves sur le terrain du 6e art. L’amour du théâtre est un amour dont les débuts sont fragiles, presque toujours, et le danger de les en détourner par de mauvaises suggestions existe sûrement bel et bien.

Or, le hasard faisant bien les choses, il se trouve que j’étais moi-même à l’Espace Go ce soir-là. Les étudiants d’Étienne, on ne pouvait pas les manquer à la sortie, «excités» étant un faible mot pour décrire leur état… Il faut dire que Blanche-Neige se termine par un tableau orgiaque, parfaitement déjanté.

Les yeux ronds, troublés mais heureux au point de parler tous en même temps pour décrire le choc vécu, ils étaient insupportablement beaux à voir.

À la place d’Étienne, je ne serais pas aussi inquiet, lui qui ajoute: «Vous qui semblez avoir aimé ET compris la pièce de Jelinek, pourriez-vous m’aider à l’exploiter en classe? Un Lapin-Vagin et un pénis de 60 cm forniquant sur fond de musique trash, c’est pas facile à récupérer auprès de jeunes dont le tiers sont encore vierges, et la moitié musulmans.»

Préoccupation légitime d’un enseignant responsable, encore là. Mais on parle tout de même d’étudiants du collégial, pas du primaire, qui devront bien se frotter un jour au subversif et aux contradictions d’un monde infiniment plus complexe qu’un conte des frères Grimm. Mais poursuivons. L’intervention interpelle Jean-Michel, manifestement très au fait de l’œuvre en particulier et de la représentation théâtrale en général: «Si vos étudiants ne sont pas convaincus, il n’y a pas de mal; ils n’ont pas à l’être; Jelinek n’écrit pas pour le consensus, et le prix Nobel qui lui a été attribué n’est pas un prix de pédagogie mais un prix d’audace et de cohérence dans sa démarche […]. Si vos étudiants n’ont pas tout compris, tant mieux: ils n’ont pas tout compris lors de la première partie de hockey qu’ils ont vue, mais ils ont saisi qu’il y avait des règles, des enjeux, du plaisir, de la souffrance et la possibilité de développer leur attachement à long terme.»

Commentaire suivi par un autre, d’un tiers, qui juge bon de rappeler les difficultés que l’on rencontre, comme prof, dans le monde de l’enseignement.

Exemple parfait de ce qu’il nous fait plaisir de lire sur voir.ca!

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Une question en terminant. Une pièce d’un théâtre aussi percutant, aussi radical, est-elle plus traumatisante pour des jeunes de 16-17 ans que le spectacle au quotidien, dans la vraie vie, de tout ce que notre société nous donne à voir?

Une Belle au bois dormant s’éveillant aux réalités du machisme et aux pulsions qui défient la raison est-elle plus troublante qu’un bulletin de nouvelles où l’on apprend qu’une Saoudienne a été condamnée à recevoir dix coups de fouet pour avoir osé… conduire une voiture?

Plus troublante que d’entendre un ministre traiter, en pleine Assemblée nationale, une autre élue de «grosse crisse»?

Ce que veut montrer Jelinek, c’est justement les mécanismes de domination des uns par les autres; la bestialité là, tout près, même chez des individus cravatés, supposément civilisés.

À ce titre-là, le monde n’est-il pas un vaste théâtre, comme disait l’autre?