Mots croisés

Appel aux couilles de bronze

L’histoire est presque trop belle pour être vraie. En 1997, Johnny Depp séjourne quelque temps chez son ami Hunter S. Thompson, histoire de préparer le tournage de Las Vegas parano, une adaptation de son roman Fear and Loathing in Las Vegas (1972). Depp y incarnera un alter ego de l’écrivain, aux côtés de Benicio Del Toro.

Un jour, Thompson permet à l’acteur de fouiller dans les tiroirs et les boîtes où, au fil des années, il a jeté des quantités impressionnantes de manuscrits plus ou moins achevés, de calepins et de documents divers. Dans le fouillis, Depp fait une bonne pêche: un roman complet, écrit au début des années 60, à moitié oublié de l’auteur lui-même et encore jamais publié.

Ce roman, c’est The Rum Diary. Enfin exhumé, celui-ci va bientôt rejoindre en librairie les Hell’s Angels, La grande chasse au requin et autres titres faisant le régal des lecteurs du voyou des lettres américaines – la traduction française, Rhum Express, paraît en 2000 chez Robert Laffont.

Bien joué, Johnny.

The Rum Diary est un récit inspiré d’un séjour effectué par l’auteur à Porto Rico, en 1960. Le jeune Thompson y avait alors travaillé, brièvement, pour le journal El Sportivo, de plus en plus tenté par un journalisme de terrain que certains placent à l’origine du style gonzo, ce journalisme ultrasubjectif et décalé qu’il allait populariser quelques années plus tard.

Une adaptation de The Rum Diary vient de sortir en salles, avec Johnny Depp, qui d’autre, dans le rôle principal. Le film, signé Bruce Robinson, traduit bien l’esprit du livre, dérive alcoolisée dans un San Juan corrompu, agité par de vives tensions entre les natifs et les Yankees, dans les brumes de lendemains de veilles qui n’empêcheront pas l’émergence d’une certaine idée de la justice.

À celui ou celle qui voudrait mieux connaître Hunter S. Thompson, brillant conteur, activiste politique et amateur d’armes à feu (il se donnera la mort avec l’une d’elles, en 2005), je recommande aussi Gonzo: The Life and Work of Dr. Hunter S. Thompson, l’excellent documentaire qu’Alex Gibney lui consacrait en 2008.

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Un des plus beaux exemples de la méthode gonzo est Hell’s Angels, publié par Thompson en 1966. Voulant montrer depuis l’intérieur l’organisation de la célèbre bande de motards, qui sème déjà la terreur sur les routes de Californie, le romancier va devenir motard lui-même, se faire accepter par le groupe et vivre pendant plusieurs mois avec le blouson à la tête de mort.

Le projet: aborder le sujet par des anecdotes, des impressions, des scènes croquées sur le vif, en faisant confiance au lecteur, qui saura ensuite reconstituer une image précise de la réalité. Pour l’objectivité, on repassera, mais son portrait des Hell’s est sans doute le plus pertinent publié à ce jour.

«Le reportage gonzo, disait Hunter S. Thompson, allie la plume d’un maître reporter, le talent d’un photographe de renom et les couilles en bronze d’un acteur.»

Des couilles, il en fallait. L’aventure s’est d’ailleurs mal terminée, les Hell’s découvrant l’objectif du petit nouveau et l’accusant de vouloir gagner de l’argent sur leur dos, avec ses droits d’auteur. On retrouvait Thompson peu après au bord d’une route, le crâne à moitié défoncé.

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L’approche n’est pas sans risque, donc, mais je ne peux m’empêcher de croire que nous aurions bien besoin, actuellement au Québec, de quelques journalistes gonzo.

Des journalistes prêts à aller coucher sous la tente, au square Victoria, pour rendre compte de l’indignation sans chercher à l’analyser aussitôt.

Des journalistes prêts à fréquenter la frontière trouble entre les milieux de la politique et de la construction, pour vivre les pressions depuis l’intérieur et voir passer sous leur nez le genre de sommes auxquelles il est difficile de résister.

Des journalistes calés en finances infiltrant un Norbourg en herbe pour voir comment s’échafaude la prochaine arnaque à grande échelle.

En ces temps complexes, où la dissimulation atteint des sommets de raffinement, la lumière directe n’est peut-être pas celle qui montre le mieux les choses.

Couilles de bronze, à vous de jouer!