Mots croisés

Savoir et être

Tantôt elle éblouit l’assistance et fait rougir les filles; tantôt elle a la couleur d’une confiture cheap étalée trop longtemps. Partout dans le monde, on entretient avec elle un rapport ambivalent, une fascination dédaigneuse, au Québec sans doute encore plus qu’ailleurs.

La culture générale.

Quel philosophe des Lumières Catherine de Russie, dite la Grande, reçut-elle à sa cour? Comment s’appelait autrefois le Burkina Faso? Quels sont les premiers vers de La marche à l’amour de Gaston Miron?

Si vous glissez une ou deux de ces connaissances durant vos partys des Fêtes, on vous lancera des regards admiratifs. Au bout de cinq, un mononcle échappera sans doute: «Heille, le Schtroumpf à lunettes…»

On a beau vivre dans le pays où a été inventé le jeu Quelques arpents de pièges, mieux vaut avoir la culture générale discrète. Parlez-en à Catherine Perrin, la très cultivée animatrice radio-canadienne, dont plusieurs ne se cachent pas pour dire que son émission Médium large souffre de ce qu’elle maîtrise un peu trop bien ses sujets. L’affaire prend des proportions d’ailleurs assez étonnantes, donnant lieu à des échanges enflammés chez nos plus chevronnés chroniqueurs (vous avez lu les chroniques récentes de Josée Blanchette et Hugo Dumas?).

Sujet sensible, vous dis-je.

Dans un petit livre paru cet automne, le plus éloquent de nos anarchistes, Normand Baillargeon (il est aussi prof à l’UQÀM), se penche avec son habituelle perspicacité sur la notion de culture générale. Dans Liliane est au lycée1, il commence par s’amuser des tentatives de certains pour démontrer l’étendue de la leur.

Si le titre de l’essai n’est que l’adorable déformation, par une enfant, de ceux des classiques d’Homère, Normand Baillargeon donne aussi l’exemple plus gênant du secrétaire d’État au Commerce français Frédéric Lefebvre qui, à un journaliste lui demandant quel livre l’avait le plus marqué, répondit «Zadig et Voltaire».

Au Québec, ça reviendrait à répondre La marche à Miron ou Kamourhébert.

Sans compter qu’en France, avoir de la culture générale est plus important que d’avoir un passeport en règle.

Baillargeon creuse ensuite la problématique. Laquelle ne se limite pas au danger de se faire traiter de Schtroumpf à lunettes ou d’animateur trop bollé. De quoi est-elle faite, cette culture générale? Pourquoi fait-elle beaucoup moins de place aux connaissances de base en mathématique qu’aux connaissances historiques ou littéraires? Quel rôle joue-t-elle dans la définition d’une identité nationale? Est-elle vraiment garante de choix plus éclairés?

En somme, comme le résume le sous-titre du livre: «Est-il indispensable d’être cultivé?»

Quand on voit les postes qu’occupent certains ignares, aussi à l’aise avec un livre dans les mains qu’avec une patate tirée du barbecue, on est tenté de répondre par la négative.

Pour mémoire, à la question «Quel est votre livre préféré?», le très honorable Stephen Harper répondait, lui: le Livre Guinness des records.

La réponse était-elle sérieuse? On peut en douter. Si oui, l’affaire est grave. S’il s’agissait d’une blague, elle est plus grave encore puisque notre PM banalisait ainsi la question.

On a les dirigeants qu’on mérite, paraît-il. Quelqu’un peut me dire ce qu’on a fait de si grave?

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Je vous laisse sur un extrait de Liliane est au lycée, qui contient mille perles semblables: «Notre époque est pressée, mais la culture demande du temps. D’où le fort attrait de ces promesses de raccourcis qui permettraient d’acquérir rapidement de la culture générale. Mais comme on sait: il est des raccourcis qui rallongent et des avances qui donnent du retard.»

1Éd. Flammarion, coll. «Antidote», 2011, 112 p.