Mots croisés

Toute ressemblance avec des personnes existantes…

J’ai profité du congé des Fêtes pour terminer Baldam l’improbable, une brique parue la saison dernière au Quartanier, petite maison d’édition qui ne déçoit pas souvent. Le livre m’avait plu dès le départ, mais au bout d’une centaine de pages, il avait été doublé sur ma table de chevet par des dizaines de romans et de recueils à la taille plus fine.

Avant d’être flagellé pour paresse et ineptie, j’ajoute que je m’étais promis d’y revenir: j’ai toujours aimé me plonger dans les bouquins de plus de 400 pages quand j’ai quelques heures devant moi, ce qui n’arrive en général qu’en vacances. Le butinage ne leur convient pas, ces monstres-là. Et comme son auteur, Carle Coppens, a mis huit années à l’écrire, j’ose croire qu’il me pardonnera d’avoir mis quelques semaines à le lire.

Mais trêve de préambule. Mas Baldam, le protagoniste de Coppens, vit dans une société névrosée mur à mur, où chacun n’a qu’une ambition: marquer le plus de points possible pour grimper au «classement». Comment marque-t-on des points, dans le monde de Baldam? En scénarisant sa propre vie. En mettant en valeur, sous l’œil de caméras de surveillance installées partout, ses réussites professionnelles, familiales et sexuelles, mais également son sens du devoir, sa compassion pour autrui… Tout est rigoureusement observé, évalué, traduit en un pointage qui départage les gagnants des autres. À côté, Occupation double fait figure d’ode à la discrétion et à la vie privée.

Fable brillante, qui nous emmène très loin pour nous parler de tout près, ce livre inquiétant et excessif a en effet un point de départ précis: ce que nous sommes devenus.

Depuis que j’ai refermé mon Baldam, en tout cas, il me semble ne voir que ça autour de moi, des tentatives pour grimper au classement. Je ne parle pas que de nos Canadiens qui ont recommencé, sans doute un peu tard, à travailler fort dans les coins. Je ne parle pas que de François Legault qui aborde l’électorat québécois comme une série de parts de marché, ni de sa recrue François Rebello, manifestement prêt à payer le prix du ridicule pour gagner quelques très éventuels points à la grande roue de notre avenir politique.

Non, je parle aussi et surtout de chacun d’entre nous et de nos manœuvres plus ou moins avouées pour en marquer, des points. Auprès de notre boss, de nos amis (réels ou virtuels), de notre blonde (réelle ou virtuelle).

Que notre organisation sociale repose sur la notion de compétition, on le savait déjà. Que notre espèce problématique ne puisse s’empêcher de remplacer des structures abolies de peine et de misère, servage, monarchies, dictatures, par d’autres hiérarchies et d’autres rapports de force, on le savait aussi.

Ce qu’illustre bien Coppens, c’est la vacuité d’une vie qui, à cause de notre laisser-faire et notre résignation, ne tiendrait qu’à ça.

/

Dans le registre des œuvres qui, sans en avoir l’air, nous en disent beaucoup sur nous-mêmes, L’opéra de quat’sous a une place à part.

Créé en 1928, le classique de Bertolt Brecht et Kurt Weill a beau avoir pour décor un lieu éloigné de notre quotidien – les quartiers miséreux de Londres – et pour contexte le chaos politique d’alors, on y entend haut et fort des préoccupations et des colères bien actuelles. Alors que les journaux de 2012 nous parlent d’un agent du SPVM à la solde de la mafia et de magouilles en tout genre, la pièce de l’entre-deux-guerres nous dit toute la difficulté d’avoir confiance en des lois qui n’ont pas tout à fait la même consistance pour le quidam et pour ceux qui les appliquent.

Depuis deux ans, trois moutures de L’opéra de quat’sous ont été montées au Québec, allant de la proposition divertissante mais sans grande portée politique à celle, qui prend l’affiche cette semaine à l’Usine C, de Brigitte Haentjens et Jean Marc Dalpé, dont tout indique qu’elle va sérieusement secouer le spectateur.

Renouant avec la charge placée dans le texte par le jeune Brecht, mais en transposant le propos dans le Montréal de 1939, la compagnie Sibyllines entend montrer les fissures qui apparaissent tôt ou tard dans tout modèle social où il n’y a de places au soleil que pour quelques-uns. Dans une entrevue que nous publions ce jeudi, Dalpé y va d’ailleurs d’une formule révélatrice: «L’impulsion qu’il y a dans ce show-là, c’est celle des indignés!»

Vous ferez bien ce que vous voudrez, moi en tout cas j’ai déjà réservé mes places.