Mots croisés

Mein Kampf et autres combats

Toute plaie finit par se refermer, mais la cicatrice demeure en général zone sensible. Nous en avons une belle illustration avec le tollé provoqué en Allemagne, ces derniers jours, par l’annonce d’une réédition de Mein Kampf (Mon combat) sous forme de brochures hebdomadaires.

Mein Kampf, paru à l’origine en deux volumes (1925-1926) et dans lequel Adolf Hitler jetait les bases de la pensée nazie, est interdit de publication sur le territoire allemand depuis la fin de la guerre. On peut comprendre. Quand un bouquin a été le point de départ d’un funeste enchaînement qui a fait basculer votre patrie dans la démence collective et une bonne partie de la planète dans le bruit des bombes, vous n’avez pas très envie de le retrouver en librairie entre un manuel de croissance personnelle et un guide de l’auto.

Officiellement, c’est au nom de la lutte contre la haine raciale que l’État de Bavière, qui gère le patrimoine d’Hitler, tente d’en bloquer la diffusion. Mais en 2012, l’interdiction n’est plus que symbolique. Mein Kampf est en vente libre partout dans le monde et son contenu intégral, accessible sur le web.

C’est un peu comme si on interdisait la vente de magazines pornos dans une région donnée pour lutter contre les agressions sexuelles, en priant très fort pour que les déviants potentiels ne se procurent pas d’images cochonnes ailleurs.

L’éditeur Albertas, basé à Londres, parle lui de liberté d’expression et prétend qu’il n’y a pas meilleur moyen, pour démontrer qu’il s’agit d’un livre «de piètre qualité, confus et issu d’une pensée complètement tordue», que de le donner à lire.

«Achetez-le pour voir combien il est mauvais», affirme donc cet éditeur pas comme les autres, qui entre nous a surtout vu là une piasse à faire (à ce jour, Mein Kampf s’est vendu à 80 millions d’exemplaires, dont 70 millions depuis 1945).

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Laissons l’Allemagne gérer sa crise, nous qui pouvons acheter Mein Kampf pour 22$ chez Archambault et qui sommes, corrigez-moi si je me trompe, assez peu excités par la chose. L’épisode aura tout de même été l’occasion de s’interroger sur la trajectoire, à peine concevable, de ce brûlot sorti d’un esprit en effet tordu.

Comment se fait-il que tout un peuple, et parmi les plus instruits, ait laissé circuler cette dompe aussi longtemps, sans rien faire ou presque (il s’est quand même écoulé une dizaine d’années avant que le «programme» d’Hitler se mette en branle)?

Comment se fait-il que, alors que le futur Pie XII le qualifiait dès 1929 de «livre à faire dresser les cheveux sur la tête», l’État ait pu l’offrir, à compter de 1936, à tous les nouveaux mariés d’Allemagne? Lesquels ont lu docilement, au lendemain de leur nuit de noces, des pages farcies d’inepties telles que: «L’État doit instaurer la race au centre de la vie et prendre soin de la garder pure (…), veiller à ce que seuls les individus bien portants aient des enfants. Car la pire faute est d’en mettre au monde lorsqu’on est malade ou malsain.»

Meilleurs vœux de bonheur!

Comment se fait-il, en somme, que ce train fou n’ait pas déraillé plus tôt? Entre autres, on le sait, parce que dès la prise de pouvoir par les nazis en 1933, toute contestation interne était rapidement étouffée.

Ça ne vous donne pas envie, vous, de bénir à deux mains le pays et l’époque où l’on vit? Où les idées politiques sont dures à suivre, je vous l’accorde, à force de rebondir dans tous les sens, mais où elles circulent ad libitum?

Où, dans la même semaine, Jean-François Lisée peut publier un livre en forme d’uppercut à la droite et Éric Duhaime, un autre qui harponne la social-démocratie?

Où quiconque peut, si ça lui chante, y aller d’un pamphlet anti-Stephen Harper?

L’affaire paraît même particulièrement peu risquée: de toute façon, il ne le lirait pas.