Février 1915. Depuis plusieurs mois, son mari est au front, dans la Marne. Si seulement cette guerre pouvait s’achever, qu’il revienne à temps pour l’arrivée du bébé, fin mars.
Les journées sont interminables pour Odette, partagées entre la fierté de savoir son homme là-bas, debout devant l’ennemi, les bouffées d’inquiétude qui colorent tout en gris et les mille petits combats quotidiens. Cet hiver-là, Paris n’a rien d’une fête.
La nouvelle tombe en mars, le 25: son mari, qui a reçu cinq balles dans la poitrine, vient de mourir au terme d’une semaine d’agonie, dans un hôpital de première ligne (jugeant la blessure trop sévère, on n’avait pas cru bon de l’évacuer).
Odette, 22 ans, est veuve déjà d’un homme qu’elle aimait plus que tout, avec un petit qui s’accroche à ses jupes et un autre qui tape dans son ventre. Celui-là, qui va naître le 31, portera le nom de son père disparu: André.
Les années passent. Elle ne s’habille plus que de noir, la douleur ne s’éteint pas mais elle a fait le choix de la vie. Son salaire de bibliothécaire à l’hôtel de ville de Paris permet peu de folies, mais les garçons ne manqueront de rien. Surtout, aucun compromis ne sera fait sur leur éducation.
Ils vivront vieux tous les deux, auront quatre enfants chacun et une existence riche comme un bon roman.
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De l’autre côté de l’Atlantique, dans un village non loin du cap Tourmente, Alexina est alors à donner au Québec, au rythme d’un enfant par année, l’une de ces grandes familles qui vont en façonner le visage moderne.
Ils seront dix-sept à voir le jour. Quatorze vivants, comme on dit: deux d’entre eux mourront à la naissance et un troisième, Conrad, sera emporté par une méningite à sept ans.
Derrière la maison il y a la ferme, les œufs quotidiens, les huit vaches qui donnent assez de lait pour les besoins de la famille, mais aussi pour la vente d’une trentaine de pintes par jour. Bref il y a toujours quelque chose sur la table, mais au prix d’un effort de tous les instants et d’une organisation digne d’une moyenne entreprise.
Alexina montre toute la force de son caractère l’année où son mari, blessé sur un chantier d’un coup de hache à la cheville, est hospitalisé puis impotent pendant plusieurs semaines. Elle s’occupe alors de tout, tient la maisonnée d’une poigne de fer, panse les petits bobos et calme les colères, coordonne les travaux de la ferme et donne des directives aux voisins qui veulent aider sans savoir comment. Des années plus tard, quand on raconte l’épisode, on parle d’une maison rodée au quart de tour.
Cette même maison sur laquelle elle allait rayonner jusqu’à 94 ans, de ses gestes et surtout de sa voix, elle qui avait toujours une histoire aux lèvres. «Le bon Dieu m’a enlevé les yeux, disait-elle à la fin de sa vie en fixant sur nous un regard aveugle, mais tant qu’il ne m’enlève pas la parlote, tout va bien aller.»
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Sa maison des Cantons-de-l’Est, achetée en 1972, Marie la souhaite vivante et colorée. Après un séjour aux Îles-de-la-Madeleine, elle n’hésite d’ailleurs pas à la repeindre comme on le fait là-bas, d’une teinte vive comme un feu dans le paysage. Tout le monde l’appellera désormais «la maison jaune».
Avril 1980. Avec les enfants, dans le jardin, elle guette les premières pousses du printemps. Derrière eux, sur les murs de bois aux couleurs du soleil, de grandes pancartes bleues sont agrafées. On peut y lire, en lettres blanches, un OUI plusieurs fois répété.
L’image en dit long. Si la politique prend peu à peu dans sa vie une place importante, Marie fait cohabiter avec un art qui lui appartient vie familiale et idéaux. Ses enfants réaliseront bien plus tard à quel point elle a souvent été sur la ligne de front des débats qui animent le Québec. Toute leur enfance et au-delà, elle a d’abord été présente, leur semble-t-il, toutes les fois où ils en ont eu besoin.
2012. Hier soir encore, au terme d’une journée longue comme seuls en ont connu ceux qui ont fait activement de la politique, Marie allait garder son petit-fils de quatre ans, accordant encore plus d’importance aux nouveaux mots qu’il avait à la bouche qu’aux dossiers chauds qui l’attendent au bureau. Ce qui n’est pas peu dire.
Si le projet de société qu’elle porte en elle se concrétise un jour, ce sera d’abord pour lui, pour ce Marius de quatre ans dont ce sera bientôt le tour d’écrire l’avenir.
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À cette arrière-grand-mère maternelle, à ma grand-mère paternelle, à ma mère évidemment, merci d’avoir été là, d’y être encore, d’avoir si souvent tenu au creux de votre main la petite flamme sans laquelle nos vies s’égarent.
Ce 8 mars est le vôtre, de vos combats et de votre dévouement, je me souviens.
Très beau texte Tristan. Nos aïeules sont trop souvent oubliées en cette journée.
Texte magnifique ! L’arrière grand-mère ressemble à celle de mes enfants, mais pas la grand-mère ni la mère, qui sont restées en France. C’est moi qui ai fini par traverser l’Atlantique et le OUI, je ne l’ai pas placardé sur une maison des Cantons-de-l’Est, mais sur la porte de mon appartement à Montréal.
Magnifique ce texte! Et quel beau film ça ferait, ces histoires entrelacées!
Merci!
C’est si beau et touchant, j’en ai pleuré. Merci.
Votre texte sur les femmes de nos vies m’a beaucoup touchée. Vous avez ravivé pour un moment le souvenir de celles qui ont tracé ma propre voie. Ce fut un moment de bonheur. Merci pour cela.
La grand-maman de Charlotte
Tu es ROYALEMENT Tristan-le-Magnifique pour ta chronique « Les femmes de nos vies ». Tellement ému que j’ai vu, comme chante Brel, « un ami pleurer »: cet ami c’était l’ombre de moi-même en pensant à mes 6 soeurs aimées de 7 frères toujours vivants! Donc 13 en ce 13 mars. Amoureux et inconditionnel lecteur de votre billet.