Mots croisés

Je sais pas moi, poète!

Le vent est fort.

Depuis qu’on croise dans les manifs les «têtes blanches pour le carré rouge»; depuis qu’on y voit, entre deux poussettes et un Anarchopanda, les avocats eux-mêmes décrier la loi 78, on ne peut plus en douter: la grogne a gagné toutes les couches de la société.

Alors que vient de s’ouvrir le Festival de la poésie de Montréal, j’ai eu envie d’entendre quelques amis poètes, ces drôles d’oiseaux que des préjugés coriaces présentent souvent comme vivant dans une bulle au large du monde, mais dont je sais bien qu’ils ont eux aussi un avis sur tout ça. Sans doute même un avis peu banal.

Maman quand j’s’rai grand
J’voudrai pas être étudiant
Ben alors qu’est-ce que tu veux être?
Je sais pas moi, poète!

Le refrain de Renaud tourne dans ma tête alors que j’approche trois d’entre eux, David Goudreault, Marie-Paule Grimaldi et Bertrand Laverdure. Je ne leur pose qu’une question, la même à chacun: «À quel point la poésie est-elle perméable aux revendications sociales, aux manifs qui agitent la société? En quoi sa pratique, écrite ou orale, peut-elle contribuer au débat public?»

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Le premier, travailleur social et actuel champion du monde de slam (sans rire), se réjouit de voir le poème battre le pavé. «Il y a une beauté brute dans la poésie des pancartes qui dansent sur la musique des casseroles. L’image d’un kid sur les épaules de son père scandant avec lui et quelques milliers de personnes son désir de justice vaut bien des métaphores. C’est du poétique appliqué. C’est de la beauté et du sens mis en action, donc de la poésie engagée.»

Comme en sciences, il y aurait donc la poésie pure et la poésie appliquée. L’idée ne me déplaît pas.

«La poésie, sous toutes ses formes, est une façon de communiquer, et la communication est au cœur de ce conflit, poursuit David. On peut donc contribuer au débat en publiant, diffusant ou scandant des poèmes, en organisant des ateliers d’écriture en pleine manif ou en rivalisant d’originalité sur les murs et les panneaux. Le mouvement de protestation démontre qu’une masse critique de citoyens veut être écoutée et en a les moyens. On sent un désir d’utiliser le langage, de se réapproprier les mots et leur sens.»

Le sens des mots. Il est vrai que, de boycottage à liberté, le conflit actuel ne lui a pas fait de cadeau.

«Je crois donc que les poètes doivent prendre la parole pour mieux la rendre.»

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Marie-Paule Grimaldi, qu’on pourra voir au Festival dans le cadre de la série «La poésie prend les parcs», parle d’une langue agile, qui se glisse là où les mots n’ont pas toujours accès. «La poésie est le langage de l’impossible, de l’invisible, de ce qui ne se nomme pas, un langage explosé qui ne cherche pas à contingenter la vie et les êtres, mais à les exprimer et à les déployer. Elle est la seule parfois à pouvoir exprimer toute la complexité d’une situation…»

La performeuse enchaîne en illustrant la portée de cette langue-là. «Quand, dans une manif, je vois sur une pancarte Miron paraphrasé – ”Nous sommes les bêtes féroces de l’espoir” – , j’y lis ”Nous sommes pour une éducation accessible, nous sommes pour une société où tous auront des droits, nous sommes contre un gouvernement corrompu, nous sommes pour un monde d’équité et de justice sociale, nous sommes contre les lois qui bâillonnent”.»

La voilà lancée, on dirait une perfo. «J’y lis ”Nous voulons du changement, nous ferons tout pour ce changement, nous sommes acharnés et pacifiques”. J’y lis aussi un grand cri émotif, quelque chose qui vient du cœur, un point de limite dépassé, une soif et une faim qui ne sauraient être ramenées seulement à une question sociale, mais à toute la question de l’être, qui prend sa place dans la sphère sociale. Tout ça dans ce si petit vers.»

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Bertrand Laverdure, personnage incontournable de la vie littéraire montréalaise, est depuis quelques semaines l’un des contributeurs de Fermaille, collectif qui diffuse des poèmes de grève et des textes de réflexion (fermaille.com). «La poésie, me dit-il, n’a pas de contour précis et ne revendique rien de particulier sinon cette liberté d’être, de surgir. Mais une guerre, une crise sociale, une révolution naissante réinjectent le besoin d’une parole en poésie qui parle à tous. Le poète devient alors journaliste du quotidien dérouté, il relate, fait de la chronique, s’insurge, parle sans filtre, se trompe, atteint parfois son but, essaie de coller à l’expérience des événements qui ont cours.»

Qu’en est-il du travail de la forme, de la précision dans l’écriture dont on dit les poètes un peu maniaques?

«L’important, pour celui qui veut témoigner de ces faits, est de répondre instinctivement, le plus vite possible, à ce qu’il a vu, lu ou vécu. La cristallisation des grandes œuvres sur le conflit viendra plus tard.»

Le Festival de la poésie de Montréal se poursuit jusqu’au 3 juin, en divers lieux mais principalement sur la place Gérald-Godin (métro Mont-Royal) et à la Casa d’Italia, rue Jean-Talon.

Les journalistes du quotidien dérouté vous y donnent rendez-vous.