On imagine souvent le lettré heureux comme un poisson dans l’eau dès qu’il a les yeux dans un livre. L’affaire n’est pas si simple.
D’abord il y a les livres boiteux, ceux publiés par des éditeurs trop pressés, voire ceux qui n’auraient jamais dû quitter l’ombre fraîche des tiroirs. Ceux, en somme, qui donnent l’impression au poisson de nager non pas dans l’eau mais dans la sauce tomate.
Ensuite, plus rares mais plus graves, il y a les saisons du doute, ces périodes où le voyage proposé par le livre, vers la Russie des tsars, les steppes du paléolithique ou les fantasmes inavouables de la voisine de palier, laisse au lecteur, au terme de son rêve éveillé, l’impression d’avoir négligé le réel. Il y a tant à faire, on est toujours en retard en tout, pourquoi griller des heures, en plus de sa rétine, pour aller parcourir des villes d’encre et de vent?
Ceux qui ne lisent pas s’en sortent souvent bien, après tout. Il leur arrive même de devenir premier ministre.
Mais restons sérieux. Même les littéraires les plus acquis à Thot, dieu égyptien de la connaissance et de l’écriture, posent parfois leur bouquin sur le tapis, ventre ouvert, et regardent avec une moue songeuse les murs de papier qui les entourent. Tous ces noms, tous ces titres, depuis des siècles. Sénèque, Villon, Rousseau, Zweig, Beauvoir, Césaire, Hébert. Bien sûr nous leur devons tant de bouches en O, de moments suspendus, de projecteurs braqués sur les zones opaques de l’âme humaine comme des régimes politiques. Mais sont-ils aussi nécessaires qu’on le dit? Ont-ils vraiment rendu l’air du monde plus respirable?
J’ai beau ressentir un léger malaise dès qu’il n’y a plus de livres dans mon champ de vision, j’ai beau situer la lecture parmi les aliments essentiels à ma santé, quelque part entre les viandes et substituts et les produits laitiers, il m’arrive de traverser ce désert-là, de me dire qu’il vaudrait mieux aller creuser un puits dans un pays qui a soif que de rechercher comme un junkie l’état de grâce littéraire.
L’antidote vient toujours du même endroit. De la source même qui semblait se tarir. Un paragraphe particulièrement lumineux, qui fait reculer un peu les matières noires de l’univers; une strophe qui contient plus de sens qu’une décennie de discours, et montre que les livres sont tout sauf des corps étrangers à la vie.
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Une des choses les plus réjouissantes, cet automne, est certainement de voir tous ces titres qui paraissent en écho au conflit étudiant du printemps dernier. De l’avis général, nous avons refermé ce chapitre social et politique avec un empressement troublant, comme si nous avions été pris en flagrant délit de quelque chose de vaguement honteux. Comme si nous nous étions tous rhabillés en vitesse pour courir chez nous après une nuit qui nous aurait menés plus loin que prévu.
Voilà qu’arrivent en librairie de nombreuses preuves de ce qui s’est produit, attestant un bouillonnement social comme le Québec n’en avait pas connu depuis des lustres. Nous n’avons pas rêvé, comme en témoignent Après le printemps, un essai de Pierre-Luc Brisson paru aux Éditions Poètes de brousse (coll. «Essai libre»), analyse tonique d’un étudiant en histoire et blogueur très actif durant le conflit, ou encore ce Dictionnaire de la révolte étudiante à paraître aux Éditions Tête première, dans lequel je signe d’ailleurs une entrée, tout comme des dizaines d’autres dont Claudia Larochelle, Fred Pellerin et Gabriel Nadeau-Dubois.
Le sujet a par ailleurs commencé à pénétrer le champ de la fiction, ce qui en général est réservé aux événements qui ont touché une société au cœur. Héliotrope vient par exemple de publier Printemps spécial, une série de 12 histoires présentées comme «l’expression tour à tour lyrique, ironique, admirative ou mélancolique d’un printemps à nul autre pareil» (on y lit entre autres Catherine Mavrikakis, Gabriel Anctil et Grégory Lemay). De son côté, Patrick Nicol fait paraître à La Mèche un roman dont le titre en dit déjà long: Terre des cons. Un professeur de plus en plus désabusé réfléchit à ce qui se produit en lui, à son peu d’empathie pour la jeunesse et ses préoccupations. «J’en ai voulu à ceux qui ont affiché autant de mépris envers les étudiants en grève, écrit l’auteur en guise de présentation. Mais après la colère, une question: ne sommes-nous pas tous sujets à la bêtise? Par ce livre, j’essaie de comprendre les effets de ce désordre et me demande à quoi on peut se raccrocher quand la parole et la réflexion n’ont plus de valeur.»
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Il n’y a pas que les livres dont le propos est politique qui soient en rapport étroit avec le réel. Tous les livres entretiennent ce rapport, qu’ils soient poésie, science-fiction ou littérature jeunesse, pour peu qu’ils soient amoureux de ce réel. Alors ils viendront le féconder, tôt ou tard.
Chers lecteurs, ainsi s’achève la chronique Mots croisés. J’ai eu beaucoup de bonheur à la tenir, et espère qu’elle vous a fait rencontrer quelques-uns de ces textes qui éclairent le chemin. Continuez de croiser sur la mer des mots, le vent y est bon. Et puis nous nous y reverrons, je n’ai là-dessus aucun doute.
Merci pour tes chroniques éveillantes. Les livres sont des modes d’emploi pour l’intelligence, ils nous expliquent aussi bien comment construire un puits en dix étapes que les raisons pour devenir un étudiant averti. Ils ne remplaceront jamais la pelle et la sueur ni l’expérience d’un professeur, mais leur vocation est de provoquer un dialogue intérieur avec nos doutes et nos convictions. Savoir que l’on pourrait, malgré tout, s’en passer, les rendent, je crois, nécessaires. Comme le doute et la conviction. Car sinon, pourquoi la création? Pourquoi le réel s’il n’y a que le réel?
Bon voyage à tes chroniques, puisque tu nous promets de croiser d’autres livres…
Merci pour ton mot, Stéphane, ainsi pour tous ces commentaires venus, au fil des ans, éclairer certains de mes propos d’une lumière neuve. Bon vent à toi, et souvenons-nous que le doute est, au fond, « le courage de la conscience ».
Si je m’attendais à une première partie qui questionne à ce point l’existence du livre, pour ne pas dire l’utilité !
Cela m’a fait réaliser une chose : je ne me questionne plus à ce sujet. Les livres sont tellement le coeur de ma vie, que ce serait remettre en questions ma pulsation cardiaque. Mais peut-être que je devrais, c’est possiblement dangereux de prendre pour acquis, pour nécessaire, pour indispensable. J’ai été longtemps à me contraindre à NE PAS lire de fiction pour éviter l’impression de perdre du temps précieux de ma vie. Je ne pensais pas qu’un jour la vie m’attendrait dans un détour pour prendre sa revanche : je lis 90% de fiction aujourd’hui.
Est-ce utile ? Dans le sens pratique du terme, non. Mais c’est utile, j’aime les mots et les mots mènent à l’autre et l’autre est mon ultime intérêt dans cette vie.
Et vu que tu es un « autre » que j’aime beaucoup, je te souhaite (et te projette !) heureux dans cette période différente qui s’annonce.
Bien dit, chère Venise. Moi et mon autre te saluons affectueusement, et te disons à bientôt!
Cher Tristan,
Bravo pour cette réincarnation chez XYZ. Tu sera sans doute un éditeur redoutable : du flaire, des mots pour le dire et les faire écrire, de l’intuition et ton immense culture. Mes bons voeux t’accompagnent.
nicolef
Tu exagères sans doute un peu, chère Nicole, mais j’en accepte un bout et te dis merci!
« Voir » sans Tristan Malavoy, cela changera la perspective. Mais la vie est ainsi faite, il faudra donc utiliser un autre point de vue. Bon chemin à toi et merci pour tout.