Notes de passage

Prince héritier

En arrivant au Centre Molson mardi soir dernier, on ne ressentait pas la même frénésie qui flottait dans l’air alors que Roger "Prince" Nelson s’était pointé le bout du nez à la salle Wilfrid-Pelletier, lors du dernier Festival de Jazz. Un show peu publicisé (Prince, fidèle à ses habitudes, n’avait donné aucune entrevue et avait même refusé aux journalistes les traditionnels billets de faveur), des billets à coût prohibitif pour la moyenne des ours (150 $ au parterre) et un album presque ignoré (The Rainbow Children), ça ne remplit pas les arénas, même si le Centre Molson avait adopté la formule de l’hémicycle, pouvant accueillir 3000 personnes. De plus, ça commençait mal: 45 minutes de retard, c’est long, d’autant qu’on nous promettait un show de plus de trois heures. En attendant, plutôt que d’évaluer l’ampleur des trous béants qui défiguraient les gradins (les chiffres officiels faisaient état de 2700 personnes, mais ça ressemblait plutôt à 2000), on observe la scène, sur laquelle une banderole annonce: "Join Now!". Ne manquait plus que ça: non content d’être devenu témoin de Jéhovah, Prince allait tenter de faire du recrutement. Misère.

À l’arrivée du nabot princier sur scène, nos craintes ne se sont pas envolées tout de suite: les jams du début, où les solos de batterie et les interventions du chanteur à la voix trafiquée par un vocoder ont dû rappeler quelques souvenirs aux spectateurs ahuris qui furent déçus par la première partie de son show au Festival de Jazz. Mais le contact avec le public se fait rapidement. Prince, s’adressant aux spectateurs des premières rangées, se lance dans l’une de ses nombreux prêches de la soirée en demandant à la ronde: "Préférez-vous donner ou recevoir?" Un spectateur du premier rang, enthousiaste, choisit la première option et se voit forcé de céder sa place à une fille assise plus loin derrière lui. Puis Roger en remet une couche: "Préférez-vous mener ou suivre?" Cette fois, une spectatrice soumise fait le bon choix et se retrouve assise sur scène.

Jusqu’ici, tout se passait presque trop calmement. Ensuite, Prince s’est lancé dans un magistral cours d’histoire de la musique black américaine: soul, funk, r’n’b, blues, jazz, rock’n’roll, tout y est passé, mais pas toujours de la manière la plus évidente… Entre quelques tirades à l’endroit des radios commerciales, le chanteur a répété qu’on avait devant nous des musiciens, des vrais, et pas une petite bande de créatures préfabriquées. Difficile de lui donner tort là-dessus, tant son groupe est composé de grosses pointures: Maceo Parker au sax (à qui Prince se plaisait à lancer des "Allez Maceo, montre-leur!", gros comme ça), la redoutable bassiste et choriste Rhonda Smith, le furieux batteur John Blackwell et un invité de taille (qui était aussi au FIJM, si je ne m’abuse) en la personne du bassiste Larry Graham Jr. Quoi de mieux, lorsqu’on reprend Sing a Simple Song de Sly and the Family Stone, que de pouvoir compter sur le bassiste original de la formation, véritable monument du funk, quasi-inventeur de la slap bass et showman extraordinaire?

Avec l’air de dire: "Je vais vous montrer, tas d’ignares, ce qu’est la vraie musique", Prince a enchaîné Love Rollercoaster des Ohio Players, du Erykah Baduh, une version très rock de When You Were Mine, et même du Joni Mitchell funkifié! Pas l’ombre d’un hit princier à l’horizon. Il ne fallait pas chercher les hits, nous avait prévenus Prince. "Ceux qui sont venus entendre Purple Rain sont au mauvais concert." Par contre, à ceux qui ne s’en formalisaient guère, il lancera: "Appelez vos gardiennes, parce que vous allez être ici pour un long bout de temps."

Là-dessus, il a tenu promesse. Même s’il y est arrivé au prix de jams parfois interminables et de ballades parfois insipides, le kid de Minneapolis a offert trois heures de musique bien tassée au public montréalais. Mais des hits, il y en eut tout de même quelques-uns: Raspberry Beret, une merveille pop d’une simplicité presque désarmante dans cet étalage de virtuosité; Nothing Compares to U, interprétée seul au piano, et, surprise, Purple Rain! Malheureusement pour nous, c’est le moment que Prince a choisi pour prêcher le gospel, interrompant sa chanson fétiche pour nous annoncer qu’il n’y avait qu’un Dieu et que si tout le monde pouvait s’entendre là-dessus, on n’aurait pas besoin de tous ces "ismes" qui ont détruit le monde (et christianisme, ça finit pas par un "isme", Roger?).

Mais on lui pardonne, parce que Prince a dans son auriculaire plus de talent qu’on en retrouve en presque une année de concerts au Centre Molson. Parce que même s’il est revenu nous saluer vêtu d’un ridicule chandail du Canadien de Montréal, il a su demeurer aussi digne que flamboyant. Rares sont les artistes de sa trempe qui peuvent se permettre de jouer trois heures en évacuant systématiquement leurs greatest hits. Encore plus rares sont ceux qui peuvent exiger de leur public une attention et un abandon absolus qu’exige une telle entreprise. Prince est de ceux-là. Et c’est pour ça qu’il est encore l’un des plus grands.