Notes de passage

Rock’n’roll animal

Si vous vous êtes rendu jusqu’à cette page, vous avez probablement eu votre dose de jazz pour l’été. Alors parlons rock’n’roll, si vous le voulez bien. Ça tombe bien, parce que je viens de terminer Electric Dandy, l’imposante biographie que le Français Bruno Blum consacrait à Lou Reed l’an dernier. Ancien journaliste à Best et collaborateur du prodigieux Dictionnaire du rock (que je ne saurais assez vous recommander), Blum a rédigé le premier ouvrage sérieux en français consacré au créateur de Sweet Jane.

On y découvre un Lou Reed qui ne fait pas mentir sa légende: un type névrosé, mégalo, misanthrope, tyrannique, pervers, cruel, tordu, refoulé, parano, etc. Un provocateur-né, un poète génial (à ses heures), un musicien de grand talent (ce qu’on lui reconnaît rarement, à tort), et, surtout, un pionnier. Reed n’est pas un rocker ordinaire, et si Blum insiste sur les détails scabreux de sa vie peu banale (les électrochocs subis durant l’adolescence, les abus de dope, la bisexualité, etc.), c’est simplement pour illustrer le matériau qui nourrira son oeuvre toute sa vie durant. À la lecture de cet ouvrage fort bien documenté, on constatera même que Lou n’est pas si éloigné du jazz (décidément, on n’y échappera pas cette semaine) qu’on pourrait le croire. À l’époque du Velvet Underground, Reed était pas mal plus influencé par Coltrane, Cecil Taylor et Ornette Coleman que par la musique pop ambiante, qu’il abhorrait. Il ira même jusqu’à dire qu’il voulait jouer de la guitare comme Ornette jouait du sax. Bref, il voulait amener le rock à un niveau supérieur, ce qu’il fera incontestablement avec le Velvet.

C’est là le leitmotiv de la bio de Blum: Lou Reed voulait à tout prix organiser la rencontre de l’art et du rock, chose encore impensable au milieu des années 60. Ses histoires littéraires peuplées de paumés, de travelos, de sadomasos; sa recherche musicale qui doit autant à la musique concrète, au free jazz qu’au doo-wop; sa personnalité plus grande que nature: tout ça a contribué à en faire l’un des plus importants créateurs de l’histoire du rock.

Malgré une forte tendance à l’hagiographie (Blum est assez complaisant avec certaines des périodes creuses de Lou et semble le considérer comme le plus grand génie du XXe siècle), Electric Dandy jette un regard relativement lucide sur un créateur décalé et pétri de contradictions, mais néanmoins intègre. Et après l’avoir lu, replongez-vous dans The Velvet Underground and Nico qui n’a rien perdu de sa force subversive près de 35 ans après sa parution. Le genre d’albums qui peuvent changer le cours d’une vie.

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Comme Reed, l’artiste de Chicago Wesley Willis est une figure quasi mythique du rock, affiche quelques tendances paranoïaques et a ingurgité assez de drogues dans sa vie pour assommer un troupeau de bisons. Remarquez, il est capable d’en prendre, ce colosse de 6 pieds, 300 livres, qui avance de peine et de misère dans la vie en soufflant comme un cheval. Mais contrairement à Reed, Willis n’est pas un dandy attiré par le côté sombre de l’âme humaine, c’est un schizophrène chronique qui joue du rock’n’roll pour une seule raison: faire taire les démons qui le pourchassent sans répit depuis plus de 10 ans. Ainsi, il compose frénétiquement sur un clavier cheapo des centaines de chansons identiques, qui s’adressent à des rock stars, parlent de bestialité, de combats contre des super-héros et autres absurdités, et se terminent systématiquement par des slogans publicitaires débiles.

Willis est le sujet d’un documentaire réalisé par le Montréalais Daniel Bitton, qui a suivi le "chanteur" dans sa vie quotidienne. Caméra au poing, Bitton montre, sans jugement moral ni analyse sérieuse, la vie pas ordinaire de ce géant au coeur d’or (qui aime saluer ses fans en leur donnant de délicats coups de boule, ce qui lui a laissé une cicatrice permanente sur le front). On le voit retranscrire ses chansons sur les ordinateurs du magasin Kinko’s de son quartier, faisant sourciller gentiment la clientèle en lisant à voix haute ses histoires de bestialité ("Suck an Afghan hound’s ass!" éructe-t-il devant une cliente médusée, à qui il explique qu’il n’est qu’une rock’n’roll star faisant son boulot).

Où voulais-je en venir? À l’irrépressible force du rock, grâce auquel Wesley Willis arrive à maintenir un semblant d’équilibre en rendant un tas de gens heureux (ses fans sont étrangement nombreux). Ce même rock qui a permis à Lou Reed, petit teigneux provocateur et névrosé de ne pas finir ses jours au bout d’une corde. Que voilà deux personnes qui peuvent dire, comme Reed lui-même l’écrivit jadis: "My life was saved by rock’n’roll". Voilà. Et bon festival.

Wesley Willis, The Daddy of Rock’n’Roll. Au Cinéma du Parc jusqu’au 3 juillet.

Lou Reed – Electric Dandy. Par Bruno Blum. Éditions Le Serpent à Plumes, 2001, 544 pages.