Dans le cadre du festival Pop Montréal, le Cinéma du Parc présentera cette semaine le documentaire I Am Trying to Break Your Heart, sorte de making-of intimiste de l’un des albums les plus louangés de l’année, le somptueux Yankee Hotel Foxtrot, du groupe de Chicago Wilco.
Un film essentiel pour les fans, bien sûr, qui assisteront presque en direct à la genèse d’un disque qui fera époque; mais aussi pour tous ceux qui se sont un jour interrogés sur le fonctionnement des rouages complexes de l’industrie du disque. En fait, en donnant le premier coup de manivelle à sa caméra 16 mm, le réalisateur Sam Jones (photographe de profession, dont c’est ici le premier film) n’avait aucune idée que le sujet de son film allait dériver à ce point. Bien déterminé à filmer en toute simplicité le processus créatif d’un groupe fascinant, il s’est plutôt retrouvé au coeur d’une bataille épique entre deux pôles parfois irréconciliables de l’industrie de la musique: la création et le commerce. Le film s’ouvre adroitement sur une déclaration enthousiaste de Jay Bennett, multi-instrumentiste de la formation, qui se réjouit du fait que la compagnie de disques de Wilco, Reprise, a accepté de leur verser un budget de 85 000 $ pour enregistrer un album dont elle n’entendra pas la moindre note avant qu’il ne soit achevé. "J’imagine qu’ils ont confiance en nous", lance Bennett avec étonnement, affirmation doublement ironique, puisque non seulement Reprise refusera-t-elle de commercialiser le disque, lançant l’une des batailles juridiques les plus médiatisées du petit monde du rock, mais aussi parce que Bennett aura été chassé du groupe avant que l’on ne tourne la dernière bobine.
Heureusement, malgré quelques drames mineurs qui se jouent à l’écran (les interminables discussions entre Bennett et le leader de Wilco, le chanteur et guitariste Jeff Tweedy, sur la pertinence d’un son de batterie lors du mixage sont loin des échanges de coups de poing des frères Gallagher, d’Oasis), Jones traite avec beaucoup de retenue et force ellipses les véritables tourments de Wilco. Ici, pas de sang, de sexe ou de dope, à l’exception des quantités formidables de cigarettes et de Coke Diète ingérés par les membres du groupe. Jones, qui avait reçu la permission de filmer 24 heures sur 24, s’en est tenu à l’essentiel, probablement parce que Wilco n’a rien du mythe rock’n’roll. Ce ne sont ni les Osbourne, ni les Stones qui s’agitent à l’écran, mais quatre gars qui se concentrent avec passion sur ce qu’ils font le mieux: de la musique.
On s’étonnera donc que depuis le lancement du film aux États-Unis, nombreux soient les commentateurs qui ont comparé I Am Trying… au légendaire Don’t Look Back de D.A. Pennebaker, qui relatait la tournée européenne de Bob Dylan en 1965. D’accord, les deux partagent le même noir et blanc contrasté et granuleux, mais à l’époque où Pennebaker traquait Dylan, celui-ci était déjà un véritable mythe. Les gars de Wilco, au contraire, sont d’une banalité déconcertante.
Dans la vie, Jeff Tweedy est un être timoré, semblable à l’albatros du poème de Baudelaire: majestueux en vol (en studio ou sur scène), il se révèle pataud et mésadapté sur la terre ferme. C’est un être fragile, sujet aux migraines, qu’on verra rendre son déjeuner aux toilettes à la suite d’une discussion animée. C’est un père de famille banal mais aimant, qui va à un comptoir de fast-food pour chercher des hamburgers avant de se rendre compte qu’il n’a pas un rond en poche. Un leader malgré lui, qui semble parfois dépourvu de l’autorité morale nécessaire pour mener à bien l’enregistrement de cet ambitieux et anti-commercial Yankee Hotel Foxtrot. Et pourtant, il y arrive. Tout comme Jones arrive à capter cet éclair de génie, cette énergie intangible qui fait que tous les morceaux tombent en place et qui laisse entrevoir que ce disque qui se crée sous nos yeux sera bel et bien un chef-d’oeuvre.
Certains ont aussi affirmé que I Am Trying to Break Your Heart était un véritable réquisitoire contre les majors du disque, qui n’arrivent plus à séparer le bon grain de l’ivraie tant ils sont obsédés par le profit à court terme. C’est vrai; mais, là encore, Jones fait preuve d’assez de subtilité pour laisser des intervenants extérieurs mener la charge (la plupart des commentaires haineux à l’endroit des majors sortent de la bouche de David Fricke, journaliste de Rolling Stone). Quant aux représentants de l’industrie qu’on y aperçoit, ils n’ont besoin de personne pour se caler.
Bien sûr, il y a un happy end à cette histoire: après huit mois de tergiversations, le groupe finit par décrocher un nouveau contrat de disques (ironiquement avec Nonesuch, une autre filiale de Warner, tout comme Reprise) et Yankee Hotel Foxtrot, unanimement louangé comme l’un des albums de l’année, fait un carton. I Am Trying to Break Your Heart est certes un très beau film sur le mystère de la création, mais son plus grand mérite, c’est de donner au spectateur l’envie d’écouter la musique de Wilco.