Perdus sur l'autoroute
Ondes de choc

Perdus sur l’autoroute

L’économie, ces temps-ci, est comme la météo: déchaînée. Les Bourses crèvent les nuages, le dollar pique du nez, les entreprises font des bénéfices records ou renvoient la moitié de leurs employés. Bref, on ne sait plus où l’on s’en va.

Certains analystes promettent une nouvelle Crise (la désertification du territoire économique), alors que d’autres entrevoient au contraire une période de prospérité à nulle autre pareille (le ras de marée). Les économistes sont comme Martine Rouzier dans l’oil d’El Nino: dépourvus, mêlés. Ne sachant s’il va faire soleil ou grêler.

Aucun secteur d’activités n’est plus chaotique que l’industrie du multimédia. Sur l’autoroute de l’information, c’est carrément le bordel. Les gens roulent dans tous les sens, brisent le mur du son une journée pour se retrouver en panne le lendemain… On dirait un maniaco-dépressif qui a perdu son lithium.

C’est que dans le domaine du multimédia, on n’a jamais l’heure juste. Tout est gonflé, hypé, surévalué. Les joueurs prennent des décisions sur des coups de tête, partent sur une baloune puis font des virages à 180 degrés pour repartir de plus belle dans l’autre sens. Un jour, on ne jure que par la technologie Push. Le lendemain, on capote sur Web TV. Et quarante-huit heures plus tard, on dit que Web TV, c’est de la merde et on embrasse une autre religion high-tech. La folie furieuse.

Pas étonnant que l’industrie n’arrive pas à consolider ses forces. Le royaume Multimédia est construit sur du sable mouvant, et dirigé par des tripeux qui se shootent à la nouveauté.

Prenez la valeur boursière des grosses sociétés ouvrant dans Internet, par exemple.

Dans l’édition du 8 août du journal Les Affaires, Dominique Beauchamp signait un texte fascinant sur la frénésie entourant l’évaluation de ces sociétés. On y apprenait qu’au cours des douze derniers mois, les revenus d’Amazon.com, la plus grosse entreprise de vente électronique au monde, atteignaient les 307 millions de dollars. Quelle était sa valeur boursière? 5,6 milliards de dollars, soit dix-sept fois le total de ses ventes!!!

Quant à Yahoo!, la compagnie qui exploite l’engin de recherche le plus populaire au monde, elle a des revenus annuels de 114 millions de dollars (ce qui est assez modeste, toutes proportions gardées). Mais à la Bourse, cette entreprise vaut 8,5 milliards de dollars, soit soixante-neuf fois le total de ses ventes!!! Le 31 juillet dernier, une action de Yahoo! se transigeait à 182,69 $!
«Nous ne trouvons aucune raison pour justifier pourquoi une entreprise se vend à vingt fois ses revenus», de s’exclamer un analyste financier de Lehman Brothers. You bet.

En fait, la seule explication, c’est que les gens qui gravitent autour de l’industrie du multimédia ont totalement perdu le nord. Ils sont comme les chercheurs d’or au siècle dernier: ils hallucinent, voient des pépites partout. Et entraînent les financiers dans leur délire.

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Vous connaissez Michael Wolff? Au début des années 90, Wolff dirigeait l’une des entreprises les plus prometteuses du monde du multimédia: Wolff New Media. C’est lui qui a, entre autres, publié NetGuide, l’un des premiers et des plus célèbres bottins Internet. L’an dernier, Wolff (comme plusieurs autres entrepreneurs ouvrant dans ce secteur hyper volatil) est passé de multimillionnaire à ex-multimillionnaire, quand sa compagnie, qui faisait triper tout le monde et qui était censée ouvrir les portes de l’avenir, a fait faillite.

Afin de panser ses plaies et de payer ses dettes, Wolff a décidé de coucher ses souvenirs sur papier. Son bouquin, Burn Rate: How I Survived the Gold Rush Years on the Internet, paru il y a quelques semaines chez Simon & Schuster, est un portrait absolument dévastateur du monde du multimédia. Wolff affirme que ce milieu est peuplé de frimeurs, qui s’emballent pour des riens, jettent de la poudre aux yeux et chassent les nuages au lasso. Tout le monde dit que l’avenir est dans Internet, tout le monde investit dans Internet, tout le monde tripe sur Internet, mais personne ne sait où s’en va Internet.

Dans un des passages les plus rigolos de son livre, Wolff raconte comment il a été approché par le géant Time Warner, un jour de 1994. Larry Kirshbaum, l’éditeur-vedette du livre de Madonna et du best-seller nouvel-âge The Celestine Prophecy (deux livres qui se sont vendus à des gonzillions d’exemplaires), entre en trombe dans son appartement, prend Wolff dans ses bras, et lui lance:

«Tu es brillant! Tu es fabuleux! Tu comprends tout! Je t’aime! Nous devons travailler ensemble, mettre nos forces en commun. Nous allons faire des choses extraordinaires! Qu’est-ce qu’on peut faire? Qu’est-ce que tu veux faire? N’importe quoi! On va se fusionner! On va s’appeler Time Wolff! Dans cinq ans, il n’y aura plus de journaux, de magazines ou de livres! Tout sera sur Internet! Je suis prêt! Let’s do this!»

«Il touchait mon modem et mon ordinateur comme si c’étaient des artefacts religieux», de dire Wolff.

Qu’importe si Kirshbaum n’avait aucune idée de la façon dont Internet pouvait servir Time Warner, ou si même Time Warner avait besoin d’Internet: Internet existait, il fallait y aller, quitte à y engloutir des millions.

Bienvenue à l’ère de l’économie-baloune. Beaucoup d’air, de jolies couleurs, et… pow!