Ondes de choc

Réalité virtuelle

Nos voisins américains ne s’intéressent qu’à deux choses, ces temps-ci: le triomphe de Saving Private Ryan, le dernier film de Steven Spielberg; et la déconfiture publique de Bill Clinton.

Qu’ont en commun ces deux événements? Rien.

Ou plutôt, tout. Ils jettent tous les deux un regard fascinant sur la relation que les Occidentaux entretiennent avec la réalité et la fiction.

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Saving Private Ryan, la dernière production du père d’E. T. et de Jaws, est une reconstitution minutieuse de la bataille de Normandie, en 1944. Tous les vétérans qui l’ont vu sont d’accord: il s’agit du portrait le plus réaliste jamais produit par Hollywood de la Deuxième Guerre mondiale. A côté de ça, Le Jour de plus long est un film de Disney.

Il faut dire que Spielberg n’a pas lésiné sur les moyens. Il a utilisé de vieilles caméras pour tourner la scène du Débarquement. Engagé Stephen Ambrose, le célèbre historien de la Deuxième Guerre mondiale, comme consultant. Reconstruit une ville française dévastée par les bombardements. Fait appel à sept cent cinquante figurants. Commandé trois mille uniformes et deux mille armes à feu. Demandé à ses comédiens de suivre un véritable entraînement militaire, sous la supervision d’un officier de la Marine américaine, etc.

De dire Ambrose, qui connaît cette période de l’Histoire comme le fond de sa poche: «Saving Private Ryan raconte une histoire fictive, mais tout ce qu’on voit dans ce film est juste, jusqu’aux moindres petits détails: les vêtements, la façon de parler, la relation entre les soldats. Lorsque j’ai vu ce film pour la première fois, j’ai eu l’impression de revoir tous les hommes que j’ai interviewés au cours des trente dernières années.»

Bref, Saving Private Ryan est un film hyper réaliste. Tout juste si on ne vous tire pas dessus pendant la projection.

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Bill Clinton, lui, suit le chemin inverse. C’est un homme en chair et en os, mais sa vie ressemble de plus en plus à une ouvre de fiction.

«La télé a enfin trouvé un soap sexy capable de combler le vide créé par le départ de Dallas et de Dynasty, a écrit Timothy M. Gray, du journal Variety: l’affaire Lewinsky. C’est LA minisérie des années 90. Comparativement à la série From the Earth to the Moon, qui durait douze heures et qui a coûté soixante-cinq millions de dollars, le mélo produit par l’équipe de Kenneth Starr, au coût de quarante millions, est une aubaine. Il a alimenté les bulletins d’information, les talk-shows et les stand-up comics pendant des mois.»

Pour Gray, l’affaire Lewinsky est une extension logique de ce qui se passe dans le milieu des médias depuis dix ans. On est passé des téléfilms inspirés de faits vécus aux reality shows, puis aux mini-séries judiciaires, comme le procès d’O. J. Simpson et celui des frères Menendez.

L’affaire Lewinsky comprend tous les ingrédients d’une mini-série d’Aron Spelling ou de Jacqueline Susan: pouvoir, sexe, argent, adultère, mensonges, politique, showbiz, le président des États-Unis, une éditrice de livres, sans oublier les bitchs, bimbos et autres vieux libidineux grisonnants qui taponnent les fesses de leurs jeunes stagiaires en fumant de gros cigares… Linda Tripp pourrait être jouée par Joan Collins; Monica Lewinski, par Heather Locklear; et Bill Clinton, par Larry «J. R.» Hagman.
Lumière! Caméra! Action!

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La fiction devient de plus en plus réaliste, et la réalité ressemble de plus en plus à la fiction. C’est à y perdre son latin.

Il y a quelques jours, les producteurs du magazine d’information Sixty Minutes ont embauché une nouvelle reporter: la comédienne Candice Bergen, qui interprétait une journaliste dans la série Murphy Brown! Et pendant ce temps-là, à la télé, on pouvait voir la ministre de la justice Janet Reno jouer son propre rôle dans la sitcom Ally MacBeal!

En 1998, les frontières entre le vrai et le faux s’estompent à la vitesse de l’éclair. On passe sans cesse de l’un à l’autre. Les maîtres du monde se donnent un vernis de glamour en fréquentant les stars, alors que les stars, elles, courent les causes humanitaires pour essayer de paraître plus sérieuses. C’est ce que j’appelle le syndrome Richard Gere/dalaï-lama: tu me donnes un peu de ta crédibilité, je te donne un peu de ma célébrité. Tout le monde est content.

Dans le film de science-fiction Contact, on a repiqué de vraies images de Bill Clinton pour ajouter au vérisme de l’histoire. Et dans les émissions d’information, on fait appel à des comédiens professionnels pour reconstituer des faits divers authentiques.

Les politiciens (qui sont censés agir sur la réalité) nous promettent le paradis sur terre. Alors que les producteurs de Hollywood (qui évoluent dans un monde de rêve) nous invitent à vivre de «vraies» émotions.

Dans les années 60, Andy Warhol disait qu’en l’an 2000, chaque être humain aurait ses quinze minutes de célébrité.

Qui sait? En l’an 2050, chaque être humain aura peut-être ses quinze minutes de réalité.