Ondes de choc

L’exorciste

Le Diable erre dans Salem, monsieur Proctor! Nous devons découvrir où il se cache.
– Les Sorcières de Salem, Arthur Miller

Après avoir traqué sa victime pendant des mois, le procureur indépendant Ken Starr a fini par refermer ses mâchoires sur Bill Clinton.

Depuis le début de cette histoire, les Républicains ne cessent de répéter que cette chasse au sperme n’est pas une croisade moraliste, mais une simple affaire judiciaire. Le président a menti, et il faut le punir. Mais voilà: Clinton a avoué son mensonge publiquement, et les chasseurs ont quand même continué à lui tirer dessus. Ils ont même dévoilé les détails intimes de sa vie sexuelle, afin de l’affaiblir, et de l’abattre plus aisément.

Visiblement, ce n’est pas la simple volonté de servir la Justice qui motive Starr et les Républicains, mais quelque chose de plus grand. Un désir de vengance – ou, plutôt, un besoin d’expiation.

Les Américains ont trahi la loi divine. Ils divorcent à qui mieux mieux, abandonnent leurs enfants devant la télé, consomment des drogues, écoutent des émissions-poubelles, se gavent de violence, vendent des armes à feu dans des 7-Eleven… Il fallait bien que quelqu’un paie pour ces péchés. Quel meilleur bouc émissaire pouvait-on trouver que le président lui-même, père symbolique de la nation?

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L’ouvrage tout désigné pour comprendre la crise qui secoue les États-Unis est Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller, une reconstitution des fameux procès qui marquèrent la Nouvelle-Angleterre au fer rouge en 1692.

Miller a écrit cette pièce au début des années 50, en réponse aux croisades anticommunistes du sénateur McCarthy. Il voulait montrer ce qui arrive lorsqu’une communauté s’emballe, et décide de se purifier.

Comme les inquisiteurs imaginés par Miller, Starr et ses complices sont distants, austères. Ils se prennent pour des incarnations du Droit et de la Justice. Pour eux, le Pouvoir est un plat qui se mange froid; rien de plus répugnant – et de plus menaçant – que d’imaginer un chef en train de commettre le péché de la chair. Le désir est le Mal ultime; l’infidélité, un acte de sorcellerie; et la femme, l’envoyée de Satan.

Les Sorcières de Salem a beau avoir été écrite il y a près d’un demi-siècle, on ne peut s’empêcher de penser à l’affaire Lewinsky en la lisant. Prenez cette réplique du fermier Proctor, lorsqu’il avoue avoir eu une relation «impropre» avec la jeune Abigaïl, qui l’accuse de sorcellerie:

«Quand je travaillais dans mes champs, c’est à elle que je pensais sans répit, et il m’arrivait tout à coup de lâcher la besogne pour aller la retrouver sur la paille de l’étable. (…) Elle pensait danser avec moi sur la tombe de ma femme! Et elle aurait pu le faire, car je la désirais à en perdre la tête et, dans mon désir, elle pouvait discerner une promesse. Mais sa vengeance est celle d’une putain qui ne regarde pas à faire périr toute une ville pour perdre sa rivale. (…) Nous glisserons ensemble dans notre trou. Car si je suis le débauché, elle est la putain, et c’en est fait de sa sainteté!»

Et le monologue de Danforth, l’inquisiteur puritain: «Mes enfants, nous sommes ici dans un tribunal pour appliquer la loi sans faiblesse, car la loi est fondée sur la Bible, et la Bible, écrite par Dieu lui-même, damne tous les menteurs, et tous les porteurs de faux témoignages.»

Lorsque Mary accuse Proctor de s’être livré à la sorcellerie (ou, dans des termes contemporains, d’avoir baissé ses culottes), le révérend Hale lui demande: «Mon enfant, êtes-vous certaine que ce soit votre mémoire seule qui se souvienne? N’est-ce pas quelqu’un qui vous ordonne de parler ainsi?» Quant au révérend Parris, il lance, en direction des jeunes accusatrices: «Enfants! Vous êtes entre nos mains comme une arme puissante, une épée flamboyante avec laquelle nous allons combattre le Diable!»

Vers la fin de la pièce, lorsqu’il devient clair que Proctor n’échappera pas à la potence, Hale est ébranlé. Il se demande si la croisade entreprise contre le fermier infidèle n’est pas en fait un acte de vengeance personnelle. «Je ne crois pas que Dieu aurait permis de si terribles effets pour une si petite cause, dit-il. Les juges les plus éminents siègent à Salem, et l’ombre de la potence est là. Il me paraît juste de penser à une cause proportionnée à cet appareil.» En d’autres mots: si ce procès fait autant de grabuge, c’est qu’il y a effectivement anguille sous roche.

C’est exactement ce que dit Starr: si on a déployé autant de moyens contre le président, c’est que le président est coupable.

1692: chasse aux sorcières. 1952: chasse aux communistes. 1998: chasse aux fornicateurs. A chaque époque, ses bûchers et ses inquisiteurs.