Ondes de choc

TVA au secours de la culture

C’est fou comme on peut se tromper sur les gens et sur les institutions, des fois. On porte des jugements hâtifs, on voue aux gémonies, on condamne et on jette au bûcher _ pour, quelques mois plus tard, se rendre compte qu’on avait tout faux.

Prenez TVA, par exemple.

À première vue, on pourrait dire toutes sortes de mauvaises choses sur la station de la rue Alexandre-de-Sève: qu’elle ne s’intéresse qu’aux séries et aux films américains, qu’elle diffuse des émissions cheap, qu’elle se fout des affaires publiques, qu’elle ressemble de plus en plus au bon vieux Canal 10…
Mais ce serait horriblement mensonger. Car, dans le fond du fond, TVA aime la culture, la grande, avec un K majuscule.

C’est pas moi qui le dis, c’est le président du groupe TVA, Daniel Lamarre.
Aux audiences sur l’avenir de Radio-Canada, monsieur Lamarre a déploré le fait que la télé publique nationale ressemble de plus en plus à un diffuseur privé. «Radio-Canada s’est éloignée de son mandat, au point de perdre son identité, a-t-il dit, un trémolo dans la voix. Une gestion plus serrée du mandat du diffuseur public devrait produire de meilleurs résultats.»

Pour monsieur Lamarre, comme pour les autres propriétaires de réseaux de télé privé qui ont fait la queue cette semaine pour s’exprimer devant les bonzes du CRTC, la télé québécoise se porterait mieux si Radio-Canada laissait le sport, l’humour et les gros films populaires au secteur privé, pour se consacrer aux Ballets Bolchoï, au cinéma serbo-croate d’avant 1970, et aux documentaires sur la récolte des endives en Saskatchewan.

Le diffuseur de Piment fort et de Fort Boyard montant aux barricades pour défendre le droit de l’élite à consommer de la «grande culture». C’est pas beau, ça?

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Cela dit, une question me chicote: si TVA et TQS tiennent tant aux documentaires, aux émissions d’affaires publiques et aux films d’art et d’essai, pourquoi n’en diffusent-ils jamais? Pourquoi la notion de qualité ne concernerait-elle que Radio-Canada? «Parce que Radio-Canada est subventionnée», répondent les patrons du privé.

Et les réseaux privés, ils ne sont pas subventionnés, eux? Ils font tout avec leur fric, ils se suffisent à eux-mêmes?

JPL, la maison de production qui appartient à TVA, n’a jamais, jamais, jamais demandé un sou à l’État?

Selon vous, pourquoi les gros producteurs qui vendent de grosses émissions aux gros réseaux privés roulent-ils dans des gros chars et ont-ils de grosses maisons? Parce qu’ils reçoivent de gros sous du gros gouvernement. S’ils ne recevaient pas de subventions (prélevées à même nos poches), ils ne pourraient même pas produire un diaporama sur la sexualité des sauterelles.
Les réseaux de télé privés agissent envers la culture de la même façon que les municipalités par rapport aux dépotoirs: «Il faut en avoir, mais pas dans ma cour!»

On prendra le vibrant appel de TVA au sérieux le jour où le réseau diffusera autre chose que Robocop 26 aux heures de grande écoute. D’ici là, TVA n’a de leçons à donner à personne.

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Les réseaux privés ne sont pas les seuls à vouloir peinturer Radio-Canada dans le coin: certains intellectuels rêvent également d’une télé publique élitiste.

Ces gens-là devraient lire L’Impromptu d’Outremont, la (très sous-estimée) pièce de Michel Tremblay. Le personnage de Lucille lance une tirade qui leur va comme un gant:

«Il faudrait qu’il y ait de la place pour tout! Pour le fond de cour comme pour le salon. Pour la bouteille de bière comme pour le martini. Qu’il y ait de la place pour les deux, Yvette, pour les deux! Avant, y en avait que pour nous! Je veux dire pour notre monde…

Tout nous appartenait. Tout nous ressemblait. Tout était fait en fonction de nous. Est-ce que nous nous plaignions, à cette époque-là, que notre "Art" était injuste, qu’il existait un autre "monde" dont il aurait fallu parler? Bien non! Nous nous trouvions beaux, et ça nous suffisait!

Mais maintenant que les rôles sont renversés, que nous avons presque disparu de la scène parce qu’une autre génération d’artistes qui ne pensent pas comme les nôtres, qui ne parlent pas comme les nôtres et qui agissent au lieu de se plaindre a supplanté notre sainte élite, nous crions au scandale et à la trahison! Un peu plus, et nous en appellerions aux Droits de l’homme!

Au fond, ce que nous voulons, c’est pas que l’Art survive, l’Art ne nous intéresse absolument pas; ce qui nous intéresse, c’est de tout ramener à notre seule petite clique figée et rigide! Tout ce que nous voulons, c’est qu’on nous dise que nous sommes beaux, que nous parlons bien, que nous sommes civilisés et que nous savons souffrir dignement lorsque le malheur arrive!»