Ondes de choc

Glissements progressifs du désir

«L’esprit humain est exposé aux plus surprenantes injonctions. Sans cesse, il a peur de lui-même. Ses mouvements érotiques le terrifient.»
_ Premières phrases de L’Érotisme, de Georges Bataille (1957)

En cette ère de multiplex à gogo et de jouets dérivés, les films traitant de sujets adultes se font aussi rares qu’un éclair d’intelligence dans Elvis Gratton 2. Heureusement, des ovnis réussissent de temps en temps à tromper la vigilance des marchands de bébelles pour trouver leur chemin sur le grand écran.
C’est le cas du dernier long métrage de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut.
Le grand Kubrick n’avait pas tourné depuis 1987. L’attente en valait la peine. Eyes Wide Shut est une ouvre magistrale; une réflexion brillante (et, par moments, émotivement éprouvante) sur le sujet le plus tabou de cette fin de siècle: le désir.

***

Car on a beau vivre dans une société hyper-érotisée, on ne parle presque jamais du désir. Le sexe, en 1999, est devenu un objet de consommation, une activité économique, un sujet de recherche. Il est aseptisé, «marketé», vidé de sa substance. Les prostituées sont devenues des travailleuses du sexe; Sade (autrefois infréquentable) a fait son entrée dans La Pléiade; le sadomasochisme a ses bars et ses salons; les travelos et les transsexuels organisent des défilés retransmis à la télé; les performeuses érotiques se masturbent au Club Soda, à vingt dollars le billet; les gais rêvent de mariage et de bungalow…

Le désir n’est plus dangereux, bouleversant, inquiétant. Il ne désacralise plus rien, ne bouscule aucun ordre établi, ne transgresse aucune règle. Au contraire, il est maintenant l’une des pierres d’assise du Nouvel Ordre Mondial. On baise comme on mange: sans y penser, pour assouvir un besoin, en choisissant soigneusement son produit, visitant les sex-shops comme Daniel Pinard, les petites boutiques d’alimentation fine. La débauche a foutu le camp; ne reste plus que le commerce.

Le désir, qui nous permettait autrefois d’échapper à l’emprise de la rationalité, contribue désormais à nous garder dans le rang. Métro, dodo, porno.

***

Dans Eyes Wide Shut, Kubrick redonne au désir toute sa part d’ombre et de danger. Sous ses dehors feutrés, son film sent le soufre. Le désir n’y est pas dépeint comme un paradis, mais comme un lieu secret, une fosse.

Une porte à ne franchir qu’à ses risques et périls.

Le scénario est inspiré d’un roman d’Arthur Schnitzler, un contemporain de Freud, et nous rappelle une vérité que le XXe siècle s’est acharné à nous faire oublier: à savoir qu’il n’y a pas de plus grand danger pour la civilisation que la force du désir.

Il n’y a pas d’arme plus dévastatrice qu’un sexe échauffé.

Comme l’affirme Camille Paglia dans Sexual Personae, son ouvre maîtresse, très commentée mais trop peu lue: «Le sexe est le point de rencontre entre la nature et la culture, une intersection où la moralité et les bonnes intentions cèdent le pas aux instincts les plus primitifs. L’érotisme est le royaume des fantômes. Le sexe est démoniaque. Le jour, nous sommes des créatures sociales, mais la nuit, nous pénétrons dans un monde de rêve où la nature règne, où il n’existe d’autre loi que le sexe, la cruauté et la métamorphose. La quête de la liberté à travers le sexe est vouée à l’échec, car dans le monde du sexe, l’impulsion domine. Le sexe ne peut être compris, car la nature est incompréhensible.»

Dans The Shining, un écrivain (Jack Nicholson) se retrouve face à ses démons après avoir ouvert une porte qui devait rester fermée. De même, dans Eyes Wide Shut, le monde ordonné d’un médecin (Tom Cruise) s’écroule après qu’il a eu l’imprudence d’entrer dans un univers hors limite: l’inconscient érotique de sa femme.

Il découvre alors une vérité cachée, enfouie: le désir se fout de l’amour, le désir se fout des conventions, le désir se fout de la famille, de la politique, de l’organisation du travail et de la hiérarchie. Il n’obéit qu’à une seule règle: la sienne.

***

Notre monde est de plus en plus ordonné, policé. Il y a des choses qu’il faut dire, des causes qu’il faut appuyer, des aliments qu’il faut manger et d’autres qu’il faut éviter. Le symbole de notre époque est le casque protecteur. Safe Sex. Safe Thought. Safe Life.

Tout ça n’est qu’illusion, nous rappelle Kubrick. Il n’y a rien de sécuritaire, dans la vie. Au contraire: tout est dangereux. On a beau se vautrer dans la culture, la nature nous guette, griffes sorties.

Le désordre nous attend.