Ondes de choc

Dites-le en français

Sommet de la francophonie
Salle de bal
Samedi, 15 h 32

PRÉSENTATEUR

Amis de la francophonie, bonjour.

De tout temps, la langue française a été associée à l’amour, à l’art, à la sensualité. À quoi pensent les Américains lorsqu’ils entendent parler français? Aux bijoux, aux parfums, à la mode… Mais autant cette association nous a été bénéfique, autant elle a fini par nous nuire. En effet, comme la femme, la langue française est prisonnière de son image. On la cantonne dans un ghetto: celui de la douceur, de la beauté, de la grâce. Et pendant ce temps, l’anglais et l’espagnol se font des muscles, et règnent en maîtres sur le monde des affaires, de la guerre, du pouvoir.

Notre prochain conférencier a beaucoup réfléchi sur cette question. Et il en est venu à la conclusion que la francophonie doit amorcer un virage psychologique. «Le français, dit-il, doit apprendre à parler la langue du pouvoir. Comme la femme, qui réclame le droit de se fâcher, de jouer de la guitare électrique dans des groupes punks ou de produire des films pornos, il est temps que la francophonie se débarrasse de son image fleur bleue pour exprimer toutes la gamme des émotions. Et ainsi, s’imposer (enfin) au reste du monde.»

Mesdames et messieurs les délégués, accueillons chaleureusement celui qui nous aidera à transformer notre main de velours en gant de fer – le président de la République démocratique du Congo, monsieur Laurent-Désiré Kabila!

Applaudissements nourris de la foule.

LAURENT-DÉSILÉ KABILA

Merci, mes amis, merci. S’il vous plaît, asseyez-vous, asseyez-vous…

Longtemps, la langue française a été polie. Longtemps, elle a été douce. Et ça nous a rapporté quoi? Rien. Au mieux, des médailles; au pire, le mépris.

C’est bien beau, l’art, la littérature, la gastronomie, mais le monde a changé. Aujourd’hui, si l’on veut survivre, conter fleurette ne suffit pas: il faut grossir, et pour grossir, il faut imposer le respect.

Pourquoi laisserions-nous le monopole de la terreur aux anglophones ou aux hispanophones? Je vous pose la question… Vous me direz que la langue anglaise est faite sur mesure pour le pouvoir, qu’il n’y a pas d’équivalent français pour «Speak White», par exemple. Effectivement, l’anglais regorge d’expressions fortes, de mots-chocs. Mais le français aussi!

Prenez le mot «humilier» et ses nombreux synonymes: déconsidérer, abaisser, diminuer, aplatir, mortifier, vexer, offenser, écraser. Ne sont-ils pas capables eux aussi de provoquer la douleur, la honte?

Pourquoi dire: «I’m going to kill you», quand «Je vais te tuer» fait tout aussi bien l’affaire? La langue de Molière serait-elle incapable de sortir de ses gonds? Si Johnny Hallyday et Luc Plamondon ont prouvé qu’on pouvait rocker en français, pourquoi ne pourrions-nous pas torturer dans notre langue? Pourquoi toujours nous en remettre à l’anglais lorsque vient le temps d’asseoir notre autorité?

Je vous le dis, mes amis, les pays membres de la francophonie doivent apprendre à se serrer les coudes s’ils veulent lutter contre l’hégémonie américaine.

Prenez les instruments de torture. On vante souvent les méthodes de la CIA et du Mossad. Mais plusieurs francophones sont passés maîtres dans l’art d’arracher des aveux, et on n’en parle pas. Pourquoi? Aurions-nous peur de passer pour des prétentieux?

En République démocratique du Congo, nous refusons de courber l’échine. Ne vous laissez pas berner par le nom de notre pays: quand vient le temps d’écraser ses ennemis, mon pays n’a rien à envier au Chili de Pinochet ou à la Russie de Staline. L’année dernière, par exemple, plus de cent prisonniers ont été exécutés sommairement, et l’ordre d’exécution a été donné en français! C’est en français que nous avons banni l’Association zaïroise pour la défense des droits de l’homme, et c’est en français que les Forces armées congolaises ont tué plus de trois cents civils à la fin du mois de février.

EN FRANÇAIS!
Alors, mes amis, n’ayons plus honte de ce que nous sommes, et n’empruntons plus la langue de notre voisin lorsque nous mettons le feu à sa maison.

Vive la langue française!

Vive la francophonie libre!

Et vive la France!

Les délégués applaudissent à tout rompre, et font un standing ovation. (Ou plutôt: une ovation debout.)