Ondes de choc

Le Mur

Il y a dix ans, le Mur de Berlin tombait brusquement, et les citoyens de la République démocratique allemande découvraient l’économie de marché, par le biais des milliers de commerçants improvisés qui se bousculaient au pied du Mur pour vendre des morceaux de béton.

Dans L’Allemagne dans tous ses états (1991, Grasset), l’écrivain Peter Schneider décrit avec humour ce choc des cultures:

«C’est la Ruée vers le béton. Des fragments du Mur, que l’on peut ramasser dans n’importe quel chantier, sont présentés du bout des doigts, comme des joyaux, à des clients prêts à acheter. (…)
Au premier regard, le prix d’un morceau arraché au Mur n’a aucun rapport raisonnable avec les stocks disponibles. Selon la grosseur et la décoration, on demande entre trois et soixante-dix marks. Enchâssé en broche, le même petit morceau coûte chez un bijoutier facilement le triple. Les prospecteurs du Mur gagnent en ce moment environ cent cinquante marks de l’heure, et la tendance est à la hausse. Des dames et des messieurs en manteau de fourrure se rendent sur place et choisissent les plus belles pièces d’un oeil de connaisseur. On ne sait pas encore avec certitude à quel moment le béton du Mur berlinois atteindra le prix de l’or, mais si les Japonais entrent dans la danse…

Seuls, les Allemands de l’Est, qui n’ont pas l’habitude de la libre entreprise, vendent à bas prix. Leurs concurrents occidentaux parlent d’un dumping des prix. Le long du Mur, avec le Mur, on pratique l’économie sauvage de marché.»

En quelques minutes seulement, l’un des plus importants symboles de la lutte contre l’injustice et du combat pour la liberté s’était transformé en vaste Club Price.

Ils ne le savaient pas à l’époque, mais en traversant le Mur, les Allemands de l’Est troquaient une religion (celle de l’État tout-puissant) contre une autre (celle du marché omnipotent). Ils se libéraient de la dictature de l’État pour embrasser la dictature du dollar.

Les médias répètent que la chute du Mur du Berlin annonçait la fin de la Guerre froide et la mort du communisme; c’est vrai.

Mais l’événement annonçait aussi autre chose: le début d’une nouvelle ère, celle du capitalisme sans contrainte, qui écrase tout sur son passage et qui transforme même l’indicible (c’est-à-dire: les valeurs, les idéaux, les émotions, les souvenirs, la culture, l’Histoire) en produit monnayable.

Et en slogan imprimé sur un T-shirt.

***

Le totalitarisme était un ennemi concret: il avait un visage, un appareil, une armée. Il était coulé dans le béton, on pouvait le renverser comme une stèle et le décapiter comme une statue.
Mais comment renverser le nouveau pouvoir?

Ce nouveau pouvoir ne se défend pas avec des armes, il ne loge pas à une adresse particulière, il n’enferme pas ses sujets derrière un mur de briques. Il est partout et nulle part à la fois.
Il est invisible, abstrait, virtuel. Il voyage via modem, et est aussi à l’aise au Canada qu’en Chine, au Chili ou en Corée du Sud.

Comme l’écrit l’Américain Benjamin R. Barber dans son excellent essai Djihad versus McWorld (1996, Desclée de Brouwer):

«Il n’y a plus aucun pouvoir de décision qui ait la capacité de contrer les firmes multinationales et les marchés. On ne peut plus mesurer la formation de capital parce qu’une partie importante de celui-ci est désormais immatérielle. Les nouveaux biens sont virtuels et leurs producteurs représentent une nouvelle classe sociale transnationale, indépendante des souverainetés nationales.»

***

En novembre 1989, Big Brother a poussé son dernier soupir sous les pioches de milliers de jeunes qui ont pris sa forteresse d’assaut.

Mais ça ne veut pas dire que l’homme soit désormais totalement libre.

La chute du Mur n’a pas sonné la fin de l’Histoire et la mort des injustices: juste la victoire d’un système sur un autre.

C’est ce que nous célébrons cette semaine: la transmutation du pouvoir, qui est passé de corps à esprit.

La naissance de l’économie postmoderne.

La transformation de Mao et de Staline, qui, de dictateurs sanguinaires, sont devenus des icônes pop, valant plusieurs millions de dollars chez Sotheby’s.