L’humour.
Je sais, ça vous sort par les oreilles. Pas une minute sans qu’on en entende parler. Tout juste si Météomédia n’a pas diffusé une émission spéciale sur l’humour et la tempête de verglas. «Avait-on le droit de rire des sinistrés? Une table ronde avec Daniel Lemire, une famille de Boucherville qui a manqué d’électricité pendant onze jours, et Steve Flanagan, porte-parole d’Hydro-Québec.»
Ce qui est effarant, dans le débat qui fait rage depuis une semaine, c’est qu’on mélange tout: les gags sur les fifs et les caricatures de politiciens, les farces de blondes et les jokes de nègres. Tout dans le même panier, tout dans le même collimateur.
Comme s’il n’y avait aucune différence entre rire des gais parce qu’ils sont gais, et se moquer du manque de culture de Jean Chrétien.
À l’émission Enjeux, Guy Bertrand a versé des larmes parce que Serge Chapleau l’avait traité de malade mental et de lobotomisé. Cette attaque est un drame, selon l’avocat.
Effectivement, c’en est un. Pas parce que le caricaturiste de La Presse a osé ridiculiser un auguste membre du Barreau; mais parce qu’il s’est contenté de faire comme 99,9 % des humoristes: il a crié des noms. «Le gros», «le twit», «le mongol», «le sans-dessein», «le clown».
Ton nez est croche et ta mère pue des pieds, na-na-na.
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L’humour, lorsqu’il est manié intelligemment et qu’il vise les bonnes cibles, peut être un formidable outil de critique sociale. Je pense aux capsules que Pierre Légaré enregistre pour l’émission Les Règles du jeu, à Télé-Québec. Certaines de ces capsules sont de véritables bijoux, aussi éclairantes et instructives qu’une série de longs éditoriaux.
Pour Légaré, l’humour n’est pas une fin en soi, mais un moyen – qu’il utilise pour critiquer le pouvoir et défendre les démunis.
Malheureusement, au Québec, l’humour éditorial se fait rare. Ici, on préfère l’humour «farces et attrapes». Vomi en plastique, tasse en forme de téton, bombes puantes, poil à gratter. L’humour de magasins à quinze cennes et de dépanneurs Kik.
Quand avez-vous entendu un humoriste critiquer le projet de loi C-20 de Jean Chrétien? On préfère se moquer de sa bouche croche. C’est plus facile, tout le monde comprend. Et c’est beaucoup moins compromettant.
Rire des fédéralistes? Jamais de la vie, ils constituent 51 % de mon public! Rire des souverainistes? Jamais dans cent ans, ils constituent 49 % de mon public! Alors on rit de quoi? De la coiffure de Jean Charest ou des grosses boules de Mitsou. Comme ça, tout le monde est content et personne n’est froissé.
C’est ça qui est pitoyable avec nos humoristes. Pas qu’ils soient plattes, comme l’affirme Foglia; ou homophobes, comme le crie Pinard. Mais qu’ils soient lâches, irrémédiablement lâches; qu’ils ne se mouillent jamais, et qu’ils n’osent prendre position de peur de ne pas faire salle comble la prochaine fois qu’ils passeront par Sorel.
Les humoristes ressemblent de plus en plus à des politiciens: ils louvoient. Ce sont des guidounes, prêtes à tout pour avoir leur musée et leur festival. Contre le pouvoir, tout contre. À genoux devant lui, la bouche ouverte et la langue sortie.
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Depuis deux ans, je coanime une émission de télé. Chaque semaine, on essaie d’avoir un invité qui accepte d’être confronté, d’être brassé. Parlez-en à nos recherchistes: c’est extrêmement difficile.
Paul Arcand, l’autre jour, me disait la même chose: tout le monde fuit la confrontation. Les politiciens, les comédiens, les gens d’affaires – ils veulent tous approuver les questions avant de se pointer à un talk-show. Ils arrivent avec une liste d’exigences longue comme ça: pas le droit de me poser des questions sur ceci, sur cela, sur telle et telle affaire. Pas le droit de montrer mon profil gauche, ou de me filmer dans une vieille chambre de motel, avec un lit en arrière-plan…
On vit dans un monde paradoxal: on n’a jamais autant parlé, mais il se dit de moins en moins de choses. Et les humoristes, qui pourraient utiliser leur talent pour briser ce silence et crever l’abcès, participent au contraire à ce verbiage creux. Ils parlent, ils parlent, et ne disent rien. Ils rient, ils rient, et ne bouleversent aucune idée reçue.
Ils ne sont plus la mouche du coche, comme l’a dit Légaré dans L’actualité, mais les nouveaux gardiens de l’ordre.
Des anesthésistes qui nous empêchent de ressentir de la douleur quand nous nous faisons arracher une dent…