Ondes de choc

Le son de Montréal

On l’a tellement répété au cours des derniers jours que ça commence à ressembler à un cliché. Mais ça reste vrai pareil.

Peu d’artistes chantaient aussi bien Montréal que Dédé Fortin.

Il ne nommait pas des noms de rues comme Beau Dommage, il ne pointait pas la ville du doigt, mais il réussissait à en transmettre l’esprit.

L’esprit du Plateau, surtout.

Le côté multiculturel, déglingué, bordélique. Le côté "tites-maisons tout croches" de la rue Duluth; les étés étouffants qui mêlent airs de guinguette et reggae; les jeunes sans le sou qui s’entassent six dans un cinq et demi.

Cette ville schizophrène, déchirée entre l’esprit de party de la Main et la p’tite misère de l’Est, les soirées chaudes de juillet et les longues nuits de novembre.

Un harmoniciste italien, des chanteurs rastas, un gars du Lac, des trompettistes, une chanteuse western, tous rassemblés dans un jam échevelé qui mêle langues, accents et saveurs.

Plusieurs auteurs-compositeurs ont essayé de "coller" des textes québécois sur de la musique venue d’ailleurs. Mais la plupart du temps, ça ressemblait à un patchwork ou à un poster du ministère de l’Immigration: on voyait les broches, les coutures. Ça sentait les bonnes intentions à plein nez. Chez Dédé, tout coulait de source. Son multiculturalisme n’était pas théorique, mais ludique.

Il ne voulait pas "refléter" le Québec d’aujourd’hui: il le vivait. C’était sa réalité.

J’ai toujours trouvé que les tounes des Colocs rappelaient les films de Gilles Carle. Genre: fin de brosse dans un bar western d’Abitibi, le gros joual des frères Pilon côtoyant les cris d’un livreur de bière grec.

Un restaurant de "cuisine canadienne" qui sert du spaghetti meatballs avec des boulettes, de la soupe aux pois et du chop suey – l’internationale de la gastronomie pauvre, avec banquettes en cuirette rouge et juke-box en aluminium.

Les Colocs, c’est ça: un festival de culture populaire, qui rassemble conteurs, joueurs de bombarde et rastas. Comme si Pierre Perrault était allé tourner un documentaire en Jamaïque.

***

C’est une coïncidence, je le sais, mais la mort de Dédé correspond au délin d’un certain esprit.

Le Montréal de Dédé est en train de disparaître. Les cinq et demi dans lesquels s’entassaient les étudiants sans le sou ont été transformés en condos, et abritent maintenant de riches professionnels qui ont quitté la rue Bernard pour la rue Drolet.

Depuis que le Utne Reader l’a nommé un des quartiers les plus hot du monde, le Plateau ne touche plus à terre. Il pète plus haut que le trou et se donne des airs de grande dame.

Exit les gros bonshommes en camisole; bienvenue aux matantes en tailleur.

Comme l’écrivait Éric Grenier dans sa chronique il y a quelques semaines, un quartier c’est comme la nature: ça a besoin de diversité pour survivre. Un peu de Bien Bon, un peu d’Express, un peu de Meu Meu et un peu d’Anecdote. Comme disent les Anglais: "Different strokes for different folks." On ne peut pas construire un quartier avec seulement des stands à hot dogs ou seulement des restos chic. On a besoin de Toqué et de Monsieur Falafel.

Mais de plus en plus, le Plateau s’homogénéise. C’est le quartier in, le quartier où il faut être. Les yuppies qui s’emmerdaient dans leur grosse maison d’Outremont-en-haut ont descendu la côte pour vivre une retraite yéyé parmi le peuple. Résultat: le prix des maisons perce le plafond et les spéculateurs se frottent les mains.

Entre vous et moi, il n’y a rien qui me dégoûte plus que la spéculation immobilière. J’achète une maison, je crisse le monde dehors; je la divise en cinq, je la retape, je revends tout ça six fois le prix initial, et je rigole all the way to the bank. Puis, le mois suivant, je recommence avec un autre triplex.

C’est jouer à la Bourse avec la maison des autres, jouer au casino avec ce qu’il y a de plus important: un toit, un lieu, des souvenirs, une appartenance, des racines.

***

Il est beau, le Plateau, il est propre, on ne voit presque plus de bonshommes en camisole ou de gros rockers à bicycles rue Saint-Denis. Mais sa beauté est factice.

Il est comme une p’tite vieille qui s’est fait refaire le visage chez le docteur Papillon. Plus une ride, plus un pli, la peau luisante comme du cuir, les yeux en amande tellement ils sont remontés.

C’est comme si on avait pris une toune des Colocs, et qu’on l’ait remixée sur un beat techno.

En région, les rues principales sont défigurées par les centres commerciaux et les macdo. Sur le Plateau, la cicatrice est moins visible, plus insidieuse.

Elle est financière.

Salut, Dédé.