Ondes de choc

Alliance contre nature

Depuis décembre dernier, alors que des milliers de militants se donnaient rendez-vous à Seattle pour protester contre l’Organisation mondiale du commerce, les manifs contre la mondialisation vont bon train. Les protestataires sont de mieux en mieux organisés, échangent des tonnes d’information via Internet et frappent avec de plus en plus d’impact.

De Seattle à Montréal, en passant par Washington, on peut les entendre scander leurs slogans: "Mort à l’OMC!", "À bas la mondialisation!" et "Mettez fin aux négociations!"

Les anarchistes ne le savent peut-être pas, mais les slogans qu’ils vocifèrent ressemblent à s’y méprendre à certains discours prononcés par des membres influents de la droite morale. Prenez celui-ci, par exemple:

"Selon moi, l’économie doit exister pour le peuple. Je crois au libre marché, mais je refuse de l’idolâtrer. Dans la hiérarchie des choses, c’est le marché qui doit travailler pour l’homme – pas l’inverse. La mondialisation de l’économie ne crée pas la prospérité, elle crée l’insécurité. (…) Elle exacerbe les divisions entre le capital et la force ouvrière. Elle sépare la société en classes et creuse le fossé entre les riches et les pauvres. La mondialisation et les accords de libre-échange n’ont profité qu’à une petite élite économique et sociale. Pour cette dernière, nous vivons une époque extraordinaire! Mais pour les simples travailleurs, la situation est beaucoup moins rose."

Qui a dit ça? Un émule de Karl Marx? Absolument pas. En fait, l’auteur du Manifeste du parti communiste pensait tout le contraire. En 1848, il écrivait: "La mondialisation de l’économie brise la vieille notion de souveraineté nationale et accélère la révolution sociale. Dans ce sens-là, je suis en faveur de la mondialisation de l’économie."

Ce n’est ni un anarchiste ni un socialiste qui a proféré les paroles citées plus haut, mais Pat Buchanan, l’un des politiciens les plus à droite des États-Unis. Cet admirateur d’Adolf Hitler (il n’a jamais caché son enthousiasme pour le régime nazi) crachait sa haine du libre-échange lors d’un dîner-causerie organisé par le Conseil des relations internationales de Chicago, le 18 novembre 1998.

Buchanan (ex-directeur des communications de Ronald Reagan et candidat à la présidence pour le Reform Party américain) est loin d’être un militant de gauche ou un admirateur du drapeau noir. C’est un des leaders de la droite morale américaine. Il lutte contre l’avortement, pour la prière dans les écoles, pour la censure, contre les droits des homosexuels, contre le contrôle des armes à feu, contre toute forme d’aide monétaire aux pays du Tiers-Monde et… contre la mondialisation. Il vient tout juste de terminer la rédaction de son second livre: The Great Betrayal: How American Sovereignty and Social Justice Are Being Sacrificed to the Gods of the Global Economy.

Il y a deux ans, Pat Buchanan et sa soeur ont fondé une organisation à but non lucratif: The American Cause. Sa mission: lutter contre les accords de libre-échange et la mondialisation de l’économie qui, disent-ils, affaiblissent les États-Unis.

Chaque fois que Buchanan voit des anarchistes manifester contre l’OMC ou contre le Fonds monétaire international, il rigole de toutes ses dents et se frotte les mains.

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Buchanan n’est pas la seule figure de la droite morale à vouloir fermer la porte du commerce mondial aux pays en voie de développement. Les manifs anti-mondialisation font aussi le bonheur de Roger Milliken, un magnat du textile de Caroline du Sud qui est également – le monde est petit – grand ami de Pat Buchanan (il finance sa campagne à la présidence et a donné 2,2 millions de dollars à The American Cause).

Ce multimilliardaire, qui a déjà interdit l’utilisation de photocopieuses Xerox dans son entreprise parce que Xerox subventionnait un documentaire sur les droits civiques des minorités, finance des groupes conservateurs depuis cinquante ans. Selon un texte publié le 10 janvier dernier dans la revue intellectuelle The New Republic (texte qui a été repris dans Le Courrier international du 20 avril sous le titre: La Révolte de Seattle? C’est un milliardaire réac qui l’a financée!), Milliken soutiendrait financièrement plusieurs organisations anti-OMC, dont Public Citizen, un groupe de pression fondé par une figure légendaire de la gauche américaine, le défenseur des droits des consommateurs: Ralph Nader.

Au cours de son enquête, le journaliste de The New Republic a demandé à Lori Wallach, un des lobbyistes de Public Citizen, si son groupe recevait de l’argent de Roger Milliken. "Nous n’acceptons pas de dons corporatifs", a répondu évasivement Wallach. "Mais votre groupe a-t-il reçu de l’argent de monsieur Milliken lui-même?" a insisté le journaliste. Wallach a refusé de répondre. Un silence qui en dit long.

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Cette alliance stratégique entre l’extrême droite protectionniste et la gauche anarchique n’est pas seulement contre nature: elle est dangereuse. Il est temps que les groupes de gauche se dissocient de leurs alliés de circonstances. Ce n’est pas parce qu’on partage le même ennemi qu’il faut coucher dans le même lit.