Ondes de choc

Le procès

Depuis la première fois où j’ai découvert le Web, j’ai toujours été un fan d’Internet.

Jusqu’à ce que la bête se retourne contre moi et se mette à attaquer le journal que je dirige.

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À l’ère d’Internet, il n’y a rien de plus facile que de salir la réputation de quelqu’un. Vous écrivez un texte mensonger, vous l’envoyez à toutes les personnes inscrites dans votre carnet d’adresses électroniques, et vous leur demandez de passer le message. Quelques secondes, et hop! vos allégations se retrouvent dans l’ordinateur de centaines de personnes. Même pas besoin de faire des photocopies ou d’affranchir des enveloppes: une petite pression de l’index en buvant votre café, et le tour est joué.

Si vous possédez une adresse électronique, fortes sont les chances que vous ayez reçu, au cours des derniers jours, des missives concernant le journal que vous êtes en train de lire. Des missives nous accusant de tous les maux.

Des missives affirmant que nous "exploitons indûment les pigistes", que nous "les traitons comme du bétail", et que nous "utilisons des méthodes dignes des pires dictateurs".

Prenez ces messages, et classez-les sous la rubrique LÉGENDES URBAINES. Ce sont des tissus de mensonges.

Voir négocie de bonne foi avec ses pigistes depuis des mois. Non seulement le contrat que Communications Voir propose aux pigistes de Voir Montréal, Voir Québec et Hour respecte-t-il pleinement et entièrement les droits d’auteur, mais c’est l’un des meilleurs contrats en vigueur au Québec. Je le sais: ça fait vingt ans que j’écris pour des magazines, et je n’ai jamais vu un contrat comme celui-là.

Malheureusement, Internet est une formidable machine à rumeurs. Les mensonges s’y propagent à la vitesse de l’éclair. Un message calomnieux envoyé sur Internet est capable de bousiller n’importe quelle réputation en moins de deux. C’est comme le virus I LOVE YOU: il fait le tour de la planète, il infecte votre disque dur, et il salope votre système de A à Z.

Fin de partie.

Vous êtes condamné avant même d’avoir reçu une sommation de comparaître.

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Le pire est que même les pros de l’information tombent dans le panneau.

Il y a quelques jours, un journaliste respecté, et respectable, de Radio-Canada a reçu un courriel alarmiste de l’AJIQ (l’Association des journalistes indépendants du Québec, un organisme associé à la CSN). Un courriel calomnieux, alléguant que "les journalistes de Voir doivent renoncer à tous leurs droits d’auteur sans rémunération supplémentaire" (ce qui est totalement faux), et en appelant "au boycott du journal de même que des commerces qui annoncent dans ses pages". Bref, une véritable déclaration de guerre.

Le journaliste de Radio-Canada n’a pas perdu de temps: tout de suite après avoir lu ce message, il a sauté sur son ordinateur et pondu un texte attaquant l’ignoble contrat "imposé" par Communications Voir.

Il a envoyé une copie de son texte à la rédaction du 30, le magazine de la FPJQ (Fédération professionnelle des journalistes du Québec), pour fins de publication. Et il m’en a envoyé une copie.

Je lui ai téléphoné.

"As-tu lu le contrat que nous proposons à nos pigistes? que je lui demande.

– Non, répond-il. J’ai lu l’extrait qui est paru dans le courriel de l’AJIQ.

– Je m’excuse, mais ce passage n’est pas le contrat: c’est un addenda cité hors contexte. Le vrai contrat fait quatre pages. En veux-tu une copie?

– Bien sûr."

Je lui envoie une copie du contrat. Le lendemain, il m’annonce qu’il a demandé à l’équipe du 30 de ne pas publier la lettre qui leur avait envoyée.

"Il y a dans ce contrat certains éléments fort positifs – remarquables même – qui m’amènent à réviser le jugement trop sévère que je portais sur Pierre [Paquet, l’éditeur] et toi, écrit-il. Je m’en excuse. Je constate notamment le respect de la propriété du droit d’auteur au pigiste; le fait que les droits de reproduction du texte soient réservés aux publications faites sous la marque de commerce Voir; le fait que le pigiste récupère la totalité de ses droits au terme de la période d’exclusivité d’un an, etc."

Ce journaliste réputé croit-il que notre contrat est le meilleur au monde? Non: je mentirais si j’affirmais le contraire. (À l’encontre de certains scribes qui confondent journalisme et militantisme, je pense que personne n’a le droit de mentir pour faire avancer sa cause, aussi noble soit-elle.) Il y a toujours place à l’amélioration – ce pourquoi notre entente est renouvelable annuellement. Mais il a trouvé qu’il n’y avait aucun rapport entre le message véhiculé par l’AJIQ et le contrat proposé par Voir.

Malheureusement pour nous, sa première lettre, celle qu’il a écrite tout de suite après avoir lu le courriel de l’AJIQ (donc, AVANT d’avoir lu notre contrat), s’est retrouvée sur Internet!

Et quelques clics plus tard, elle a commencé à faire – littéralement – le tour du monde…

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Au cours des derniers jours, j’ai reçu plusieurs dizaines de courriels (plusieurs anonymes, of course) provenant de lecteurs qui avaient été contactés par "des amis d’amis d’amis" de l’AJIQ.

La plupart de ces lecteurs (qui n’ont jamais vu notre contrat, évidemment) étaient en furie et vouaient le journal aux gémonies.

Certains courriels provenaient de France, de Suisse, d’Espagne!

Et chacun de ces courriels était envoyé à… une cinquantaine d’autres adresses disséminées à travers le monde!

Chaque fois que je recevais une de ces missives, j’envoyais une réponse. Mais après deux jours, je commençais à me sentir comme Sindbad: je luttais contre un monstre à sept têtes, et chaque fois que j’en tranchais une, sept nouvelles têtes apparaissaient!

Comment lutter contre une telle machine?

Comment démentir ces stupides rumeurs?

Si un journaliste au-dessus de tout soupçon avait pris ce qu’il avait lu sur Internet pour du cash, qu’en serait-il des "simples" lecteurs?

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Internet est un formidable médium. Mais c’est aussi – je l’ai découvert à mes dépens – une terrifiante machine à mensonges, à potins et à rumeurs, qui se fout royalement de la présomption d’innocence.

Une petite pression du doigt, et vous pouvez transformer votre voisin en dictateur, en tortionnaire, voire en pédophile!

C’est le téléphone obscène ultime. Même plus moyen de retracer le salaud qui a fait l’appel.

En fait, Internet est pire que le téléphone arabe. La parole est toujours douteuse, on a toujours tendance à la remettre en question; alors que le mot écrit, lui, fait figure de vérité. Comme on dit: "Si c’est écrit, ça doit être vrai."

Vous vous rappelez la rumeur qui circulait sur le Net il y a quelque temps, concernant la taxe imposée aux courriels? Le gouvernement Chrétien avait, dit-on, déposé un projet de loi destiné à taxer les échanges de courriels. C’était, bien sûr, tout à fait faux. Le genre de légendes urbaines qui font rigoler les internautes.

Eh bien, cette nouvelle sans queue ni tête s’est retrouvée dans les pages de La Presse! Un journaliste particulièrement naïf (ou particulièrement débordé, qui sait) avait pris le canular pour une réalité…

Pas de vérification sommaire, ni d’appels téléphoniques, rien: "Si je l’ai lu sur le Net, ça doit être vrai."

Duh!

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Les pigistes ont-ils raison de défendre leurs droits? Bien sûr. Comme ils ont raison de s’inquiéter des effets néfastes de la concentration de la presse. Personnellement, ça ne me réjouirait pas du tout de voir un de mes textes se retrouver sur un site commercial (parlons plutôt de catalogue électronique) destiné à vendre des disques ou des livres.

Mais ce n’est pas en organisant de sournoises campagnes de salissage, en véhiculant des mensonges éhontés et en déformant la vérité que l’AJIQ améliorera le sort des pigistes, bien au contraire.

Ni en attaquant le seul éditeur qui ait accepté de négocier de bonne foi avec ses collaborateurs, alors qu’aucune loi ne l’y obligeait.

Vous vous demandez peut-être pourquoi un rédacteur en chef écrit un tel papier. Après tout, je ne suis pas éditeur, je n’ai pas à défendre mon boss! Que Pierre Paquet se débrouille avec ses contrats, c’est son affaire, sa responsabilité. Les rédacteurs sont chargés d’écrire, pas de compter…

N’ayez crainte: je ne me suis pas transformé en P.R. d’entreprise, et je ne brigue pas un poste à l’Association des éditeurs. Il y a trop de gens à qui j’aurais envie de botter le cul, là-dedans. Mais il y a une limite à la mauvaise foi!

Je n’accepterai jamais que l’on salisse faussement la réputation du journal que je dirige. Il me tient trop à coeur. La vérité me tient trop à coeur.

Cette histoire abracadabrante nous a profondément ébranlés, au journal. Et je ne parle pas qu’en mon nom, mais au nom de l’équipe de rédaction.

Alors nous avons fait un pacte: à partir d’aujourd’hui, nous allons prendre tout ce qui circule sur Internet avec de (très) longues pincettes. Vous avez reçu une missive vous enjoignant de participer activement à une campagne de salissage? Gardez la tête froide.

Et avant d’appuyer sur la touche "Send" de votre ordinateur, posez-vous la question: est-ce que je connais tous les faits?

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Ça fait treize ans que Voir existe.

Treize années à défendre des oeuvres qui nous paraissent essentielles.

Treize années à défendre une idée qui nous semble nécessaire: l’indépendance d’esprit. Le sens critique. Ne donner le bon Dieu sans confession à personne. Ni aux fédéralistes ni aux souverainistes. Ni à la droite ni à la gauche. Ni au Conseil du patronat ni à la CSN.

Devinez quoi? Nous allons continuer…