Ondes de choc

L’oeil du témoin

Comme vous le savez sûrement, Big Brother est en ondes depuis une dizaine de jours.

Big Brother, c’est le nec plus ultra de la télé réaliste. Dix personnes de tous les âges et de tous les milieux (une reine de beauté, une mère de quatre enfants, une danseuse nue, un unijambiste) ont accepté de vivre pendant trois mois dans une maison-studio remplie de caméras et de micros. Pas d’endroits où se cacher. Pas de télé, pas d’ordinateur, pas de journaux, pas de téléphone. Les participants n’ont aucune vie privée. Tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font est enregistré, et diffusé live via Internet (ou au réseau CBS, cinq soirs par semaine).

Au début de la semaine, la mère de quatre enfants profitait d’un souper pour avouer aux autres participants du jeu (et aux vingt-deux millions de téléspectateurs rivés à leur écran) qu’elle méprisait profondément son mari. Il croit me faire plaisir en achetant une grosse maison avec une grosse piscine. Pour lui, c’est ça, être un bon mari et un bon père. Je crois que je vais le quitter.

Imaginez le bonhomme qui écoute ça, chez lui, entouré de ses quatre enfants. Smile, ou’re on Candid Camera!

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Big Brother est un concept hollandais. John De Mol, son créateur, produit d’autres émissions du genre:

* The Bus, qui nous fait voir les folles aventures d’un groupe de gens qui parcourent les Pas-Bas en autobus.

* Chains of Love, dans lequel un homme (ou une femme) est enchaîné pendant une semaine avec quatre membres du sexe opposé (on les détache de temps en temps pour qu’ils puissent aller faire pipi).

* Et Mone For our Life, dans lequel des citoens ordinaires filment leur quotidien à l’aide d’une mini-caméra vidéo.

Dans un des épisodes de cette série, un homme filmait l’accouchement de son épouse. La femme était enceinte de triplés. Lors de l’accouchement, des problèmes sont survenus, et l’un des bébés est mort. Les spectateurs ont pu vivre ce drame comme s’ils étaient, grâce à la caméra du papa.

Génial, non?

Survivor nous fait partager les tourments d’une bande de naufragés prisonniers d’une île déserte.

Busted on the Job! montre des emploés pissant dans le café de leur patron.

Cops filme des policiers pendant qu’ils effectuent des descentes dans des piqueries ou des bordels.

Trauma: Life in the E. R. nous fait voir des opérations à coeur ouvert.

Des couples s’entredéchirent dans Divorce Court.

Des hommes avouent leur amour pour des inconnues dans Crush.

Des familles australiennes nous font partager leur intimité dans Home Truths.

Une famille anglaise vit comme au début du siècle (sans eau ni électricité) dans The 1900 House. Etc. etc.

La télé réaliste a le vent dans les voiles. Terminée, l’ère des dramatiques lourdes. Les gens veulent voir la vraie vie dans toute sa splendeur.

Dans les années cinquante, le cinéma a inventé toutes sortes de stratagèmes pour gruger le public de la télé: le cinéma 3D, le Cinémascope, le Ciné-Parc, le Cinérama. L’idée était simple: en mettre plein la vue, créer un spectacle total et grandiose, miser sur le côté immense et plus grand que nature du septième art. Écraser le petit écran à coups d’effets spéciaux et de gadgets high-tech.

La stratégie a porté fruit. Que peut la télé contre les multiplexes à gogo et les salles IMAX? Rien. Alors, au lieu d’essaer de battre Goliath sur le terrain du gigantisme (une guerre perdue d’avance), le petit écran a choisi de miser sur ses propres forces: la proximité. Laissons les catastrophes à Hollwood, et concentrons-nous sur la vraie vie. L’infiniment petit de la chambre à coucher contre l’infiniment grand des salles obscures.

Comme les États-Unis et la Russie à la fin de la Deuxième Guerre, le cinéma et la télé se sont divisé le monde en deux: la fantaisie pour l’un, la réalité pour l’autre. C’est l’accord de alta, version showbiz. Je prends Star Wars, tu prends Star Search. Et tout le monde rigole sur le chemin de la banque.

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Quelle est la prochaine étape? Tout est possible. La télé réaliste n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements. C’est comme le cinéma au lendemain de l’invention du Cinémascope. On pensait que c’était le boutte du boutte. Puis il a eu le 70mm, le Soundsurrond, le THX, les images virtuelles…

Vous croez que la télé nous en montre trop? Vous n’avez encore rien vu. Elle n’a fait que gratter la surface des choses. On ira encore plus loin, plus profond, on tripotera encore davantage les émotions. Le deuil, la peine, la souffrance, la jouissance. Plus rien ne sera secret, hors limites, hors d’atteinte.

Autant le cinéma a reculé les horizons du monde, autant la télé reculera les frontières de l’homme. Elle nous montrera sous toutes nos coutures, dans nos derniers retranchements.

De notre premier à notre dernier souffle.