Il y a des choses, dans la vie, qui nous dépassent, des mystères encore plus insondables que le secret du caramel dans la Caramilk, des faits tellement bizarres et tellement étranges que même les plus grands savants du monde ne réussiraient pas à les expliquer.
Je parle bien sûr du succès de Lynda Lemay en France.
Selon Charles Aznavour, Lemay est la plus belle chose qui soit arrivée à la chanson française depuis Jacques Brel.
Venant du grand Charles, ce compliment vaut de l’or. Après tout, l’auteur de La Bohème a signé des textes admirables, parmi les plus beaux de la francophonie.
Prenez cet extrait de Paris au mois d’août, par exemple :
Balayé par septembre / Notre amour d’un été / Tristement se démembre / Et se meurt au passé / J’avais beau m’y attendre / Mon coeur se vide de tout /Ressemble à s’y méprendre / À Paris au mois d’août.
C’est du texte, ça, monsieur. Il en faut, du talent et de l’expérience pour écrire d’aussi belles phrases. Chaque mot est pesé, poli; aucun effet facile, aucune image encombrante. Du grand art.
Prenons maintenant un extrait d’une chanson de Lynda Lemay, Les Maudits Français :
Y font des manifs aux quarts d’heure / À tous les mautadits coins d’rue / Tous les taxis ont des chauffeurs / Qui roulent en fous, qui collent au cul / Quand y parlent de venir chez nous / C’est pour l’hiver ou les Indiens / Les longues promenades en ski-doo / Ou encore les traîneaux à chiens.
Est-ce moi, ou ces paroles sont-elles digne d’une composition de sixième année B?
Comment un auteur aussi génial (oui, je pèse mes mots: génial) qu’Aznavour peut-il baver devant Lynda Lemay? Expliquez-moi, quelqu’un! Est-ce l’âge? La fatigue? Le démon de midi?
L’état de la chanson française serait-il si pitoyable que le moindre ramassis de rimettes à cinq sous ferait fondre un monument de la chanson?
Tout le monde parle de Bande de dégonflés, la toune que Lynda Lemay a écrite sur l’impuissance. L’avez-vous lue? Ça commence comme ça:
On aura beau dire tout c’qu’on voudra / Oui, c’est un drame déplorable / C’est pas la fin du monde mais n’empêche / C’est certainement désagréable / Quand c’est mou comme un ver à pêche.
Si ça, c’est une grande chanson, alors que l’on donne le Goncourt au gars qui rédige les textes à l’endos des boîtes de céréales… Après tout, riboflavine, chlorhydrate de thiamine et pyridoxine, ça rime, non?
Qui sait? Lynda Lemay annonce peut-être une nouvelle étape dans l’évolution de la chanson française. Une sorte d’époque naïve. La chanson pour amateurs de peinture à numéros, de mots mystères et de cuir repoussé.
Gainsbourg disait que la chanson était un art mineur. Avec Lynda Lemay, elle est maintenant un artisanat, un passe-temps, un hobby. La chanson à la portée de tous. Vous achetez un dictionnaire des rimes, un crayon HB et un calepin, et vous voilà sacré auteur. Léo Ferré n’a qu’à bien se tenir.
Tenez, je m’essaie, moi aussi. Je vais écrire une chanson sur la grossesse. Allez, hop!
Ma blonde Lison / Attend un garçon / Son ventre est rond / Gros comme un ballon/ Elle prend tout le lit / A de la misère à dormir / Et quand elle fait pipi / On dirait qu’elle va mourir
À moi, l’Olympia!
Vous ne le croirez peut-être pas, mais j’ai écrit cette chanson en moins d’une minute! J’en ai plein d’autres comme ça, dans mes tiroirs! Une sur mes hémorroïdes (Mes hémorroïdes); une autre sur les p’tits bouts de laine qui restent pognés entre les orteils quand on enlève nos bas (Les P’tits Bouts de laine qui restent pognés entre mes orteils quand j’enlève mes bas), etc.
Du vécu, des expériences quotidiennes, des textes humoristiques auxquels tout le monde peut s’identifier. Comme le monologue de Jean-Marc Parent sur la fois où il s’est cogné l’orteil contre la patte du sofa quand il est allé vomir à trois heures du matin, chez son chum Johnny…
Le dernier album de Lynda Lemay (Du coq à l’âme) fait un tabac en France. Sorti la semaine dernière, il s’est hissé en première position du palmarès des ventes, devançant Madonna, Vanessa Paradis, Radiohead et Charles Aznavour!
Si ce n’est pas un des signes de l’Apocalypse, je me demande ce que c’est…
Certains s’inquiètent de l’omniprésence de l’anglais dans le langage quotidien en France: le parking, le shopping, les start-up… Moi, ce qui m’inquiète, c’est lorsque j’entends Aznavour vanter le génie de Lynda. Ça, ça me fout la trouille.
J’ai le goût de prendre Charles par les épaules, et de lui chanter:
Tu t’laisses aller / Tu t’laisses aller…