Si quelque chose a changé au Québec au cours des quinze dernières années, c’est bien nos habitudes alimentaires.
Lorsque j’étais jeune, un repas équilibré était composé d’un pogo, d’une pelotée de patates frites congelées, de huit onces de Kik, de légumes en cannes et d’une belle pâtisserie industrielle (style Coco Finger ou Mini-Croquette rose). Ajoutez à cela un steak bouilli (gris, de préférence) et un pot de moutarde fluorescente capable d’éclairer votre salle à manger pendant trois jours, et vous aviez un véritable festin.
Pour vous dire combien on a évolué: à l’époque, les recettes Kraft (qui, comme nous le savons maintenant, étaient développées par une équipe de chercheurs fous dans un bunker abandonné de Los Alamos) étaient prises au sérieux. Aux quatre coins du Québec, des mères de famille croyaient pouvoir faire un gâteau comestible avec trois pots de mayonnaise, deux livres de Cheese-Whiz et un demi-sac de sucre. Aujourd’hui, n’importe quel parent qui oserait effectuer un tel mélange serait signalé à la DPJ, puis transporté illico dans un centre de décontamination.
Bref, on en a fait, du chemin.
De nos jours, les gens mangent de mieux en mieux. Les petites épiceries sympathiques poussent comme des champignons; l’avenue du Mont-Royal (autrefois le paradis des hot-dogs à deux pour 99 cents) s’est transformée en boulevard de la gastronomie, et le café instantané a rejoint les cassettes huit pistes et les magnétoscopes Beta au troisième sous-sol du Musée de la civilisation.
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Prenez le fromage, par exemple.
Avant, les fromages venaient en tranches. Ils étaient compacts, orange, et pouvaient servir de vestes pare-balles en cas d’attaque soviétique. Ils avaient la même texture que la gomme balloune: vous pouviez mâcher une tranche de fromage pendant une heure, puis la coller sous votre bureau et la reprendre le lendemain matin sans craindre pour votre santé.
Puis est venue l’époque du brie élastique. Un fromage blanc triangulaire développé par les inventeurs du Plaxmol, inodore, incolore et sans aucun arrière (ni avant)-goût. Comme les chanteurs découverts par Luc Plamondon.
Maintenant, les Québécois ont apprivoisé le fromage qui pue. Le fondant, le dégoulinant. Le gras, le dégueu.
Le fromage qui sent la main, le pis, le gazon, la boue, la crotte et la schnoute. Le genre de fromage qui dégage une odeur tellement forte, tellement marquée que vos voisins vous demandent si votre petite dernière a été malade dans l’auto. Le fromage Jean Leloup, le fromage Daniel Boucher, les yeux dans la graisse de bine, la pédale fuzz à fond, tu m’prends comme je suis, si t’es pas content, sacre ton camp et cours chez IGA t’acheter un Oka.
Bref, vous voyez ce que je veux dire…
Nous avons découvert nos fromages artisanaux: le Pied-de-Vent des îles de la Madeleine, le Chevalier Mailloux, le Saint-Basile. Des fromages irrésistibles, faits par une bande de passionnés capables de faire pleurer de joie José Bové.
Cette mutation de nos habitudes alimentaires devrait rendre nos élus heureux, non? Après tout, ils ne cessent de vanter le génie et l’entrepreneurship locaux…
Eh bien, il semble que ce ne soit pas le cas.
Depuis quelques années, les petits producteurs de fromage disent être harcelés par les inspecteurs du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ). Alors que des fromages au lait cru français vieux de trois ou quatre semaines sont offerts dans nos épiceries, nos producteurs artisanaux, eux, doivent attendre 60 jours avant de vendre leurs produits. Leurs fromages sont testés pour un oui pour un non, les inspecteurs sont constamment sur leur dos…
"L’autre jour, un inspecteur m’a dit qu’un de mes camemberts étaient moisi, me raconte Max Dubois, le propriétaire de L’Échoppe des fromages, une excellente fromagerie située à Saint-Lambert. Or, c’était un bleu des Causses!" Selon Luc Mailloux, le producteur du fameux Saint-Basile, les inspecteurs du MAPAQ ne cessent de lui mettre des bâtons dans les roues.
Comment expliquer un tel harcèlement vis-à-vis de nos producteurs locaux? Le MAPAQ dirait que c’est pour protéger la santé des Québécois. Mais les petits fromagers, eux, ont une autre version. Selon eux, le ministère cède aux pressions des géants de l’alimentation: les Saputo, Agropur et compagnie qui produisent des fromages Plaxmol et qui importent des fromages au lait cru français. Ces entreprises multimillionnaires ne verraient pas d’un bon oeil le soudain succès des petits producteurs…
"L’an dernier, je vendais huit meules d’Oka par semaine, de dire Max Dubois. Cette année, je n’en vends qu’une par semaine."
Les petits producteurs seraient-ils effectivement victimes d’une guerre menée par les géants de l’agro-alimentaire? Difficile à prouver. Mais une chose est sûre: ça ne sent pas bon dans les corridors du ministère de l’Agriculture.
Je dirais même que ça pue.