Ondes de choc

Conte de Noël (en retard)

Il était une fois une ville qui s’appelait Montréal.

Montréal était seule. Personne ne voulait jouer avec elle. Les petites villes la trouvaient trop grosse, et les grosses villes la trouvaient trop petite. De plus, ses parents, Québec et Ottawa, l’avaient complètement abandonnée, trop occupés qu’ils étaient à se chamailler et à s’engueuler.

Montréal était gentille; malheureusement, elle n’était pas très jolie. Une grosse cicatrice de béton lui barrait le front, une pustule déformait sa joue gauche, et son visage était criblé de nids-de-poule. Complètement laissée à elle-même, elle avait dû louer son corps à des entrepreneurs de passage afin de survivre. Abusant de sa naïveté, ceux-ci la malmenèrent, la pillèrent et la maltraitèrent pendant des décennies, jusqu’à ce que cette ville autrefois charmante ne fût plus que l’ombre d’elle-même.

Sans le sou, totalement flouée, Montréal en était rendue à quêter dans la rue devant la porte du palace de sa demi-soeur, Toronto, lorsqu’un grand homosexuel rasé qui portait un col roulé noir et des lunettes à montures épaisses apparut soudainement dans un nuage de fumée rose.

"Mais qui es-tu? demanda Montréal, effrayée.

– Je suis Tyler Brûlé, rédacteur en chef de la revue Wallpaper, dit-il. Je suis la fée du design, la reine de la branchitude, la papesse du new look. Un coup de ma baguette magique, et les cendriers les plus laids se transforment soudainement en objets de musée. Connais-tu Hector Landry?

– Non, répondit Montréal en tremblant.

– C’est un chauffeur d’autobus qui habite dans un bas de triplex à Ville-Émard. Hector n’a aucun goût. Il ne magasine jamais. Il vit dans les meubles que lui a laissé sa mère, morte en 1972. Son sous-sol est en préfini, il dort sur un sofa-lit brun, les chaises de son salon sont en plastique orange et ses appareils électroménagers sont turquoise. Un vrai cas désespéré. Eh bien, tu ne devineras jamais: le mois dernier, j’ai publié quatre photos de sa maison dans mon magazine à 35 dollars, et depuis, Hector est devenu une star. IKEA va distribuer une collection de meubles portant son nom et Pedro Almodovar va tourner son prochain film dans son sous-sol. I’m the Queen, baby!

– Et que me veux-tu? demanda Montréal.

– Je veux t’aider, ma petite. J’en ai marre de Londres et de Paris, I need some fresh air. Je veux un nouveau visage, un nouveau faciès, avec du caractère et du vécu. La beauté m’ennuie, dear girl, j’ai besoin de boutons, de gros nez, de dents croches. Dépassés, les supermodels, nous vivons à l’ère du nerd, du geek. Les gens veulent ressembler à des squeegees, porter des chandails troués et vivre dans des sous-sols de mononcles!"

Montréal le fixait, bouche bée.

"T’es-tu déjà regardée dans un miroir?" lui demanda Tyler.

Montréal secoua la tête.

"Tu devrais: tu es magnifique! Tu me fais penser à la petite anorexique de 14 ans qu’on a utilisée dans la dernière pub de Calvin. Si tu t’agenouilles devant moi, et si tu mentionnes le nom de ma publication à la une de tous tes journaux, je te transformerai en star. Tu seras mon petit renne au nez rouge et je serai ton père Noël. Tu acceptes?

– Oui! Oui!

– Alors embrasse mes pieds, et cours te réfugier dans la carrière Miron. Dans trois mois, tu pourras sortir de ton trou, et ta vie sera à jamais transformée."

Montréal embrassa les rutilantes pompes Manolo Blahnik de Tyler, puis alla se cacher au fin fond de la carrière.

Au bout de trois longs mois, Montréal sortit enfin de son trou. Elle n’avait pas changé d’un poil: l’autoroute est-ouest était toujours aussi laide, le Technoparc était toujours aussi vide et le Stade olympique était toujours aussi vide et laid. Mais voilà: tout le monde voulait être son ami. Les gens qui autrefois levaient le nez sur son architecture bizarroïde vantaient soudainement ses formes. On venait des quatre coins du globe pour visiter la Place Bonaventure, Habitat 67 et le complexe Tropiques Nord.

Montréal, qui tirait naguère le diable par la queue, prenait maintenant le taureau par les cornes. On la vit même courir les congrès internationaux en compagnie de Seattle et de Barcelone pendant que Toronto l’attendait sagement dans le stationnement, au volant d’une limousine louée.

Morale de l’histoire: comme le chantait Stéphane Venne dans les années 70, c’est dans la tête qu’on est beau.

Quant à Tyler Brûlé, après deux semaines, il s’était complètement désintéressé de Montréal. La dernière fois qu’on l’a vu, c’est à l’aéroport de Pittsburgh, où il a passé quelques jours, le temps de faire un photo-reportage sur la toute nouvelle vague en design: les cabanes à moineaux en bâtons de Popsicle.