Ondes de choc

L’autre exception culturelle

C’est la tradition: chaque fois qu’un sommet sur la mondialisation se pointe à l’horizon, des militants des quatre coins du monde brandissent le spectre de l’uniformisation culturelle. "Il faut soustraire la culture des accords de libre-échange afin de préserver la diversité culturelle, clament-ils. Les accords multinationaux qui sont en train d’être négociés par les puissants de ce monde (entendre: par les Américains) devraient contenir une clause spéciale portant sur l’exception culturelle."

Les tenants de l’exception culturelle ont raison: il faut protéger les petites cultures de l’hégémonie américaine; sinon, à long terme, on finira tous par se ressembler, par porter les mêmes vêtements et par manger la même bouffe. Mais voilà, ils oublient une chose: ce ne sont pas tant les cultures nationales qui sont menacées, qu’une certaine forme de culture.

Le combat pour la survie de la culture ne se joue pas seulement entre le dernier film de Sylvester Stallone et Maelström, mais entre Laura Cadieux 3 et Le Côté gauche du frigo.

Nous n’avons pas besoin des Américains pour produire de grosses comédies mécaniques: nous pouvons le faire nous-mêmes. Nous créons nous-mêmes notre propre fast-food, nos propres navets, nos propres journaux jaunes, notre propre musak. Et le fait que ce soient des produits made in Québec ne les rend pas nécessairement meilleurs.

C’est la même poutine, mais apprêtée à notre goût. Ce n’est pas parce que le fromage vient d’Oka que c’est plus recommandable pour la santé. Une gomme baloune est une gomme baloune, fût-elle faite à base d’atocas et de bleuets du Lac-Saint-Jean.

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Attention, il ne s’agit pas de relancer l’éternelle (et stérile) guerre entre la grande et la petite culture. Il y a de la place pour tous les genres de produits culturels. Le hic, c’est qu’on assiste de plus en plus à une uniformisation de la culture.

Pas une uniformisation inter-frontières (les Américains qui écrasent la pauvre culture québécoise sous leurs gros bulldozers). Mais une uniformisation intra-frontières. Le commerce qui, de plus en plus, étouffe toute autre forme d’expression.

Prenez la musique.

Le paysage musical n’a jamais été aussi éclaté. Il y a plus de groupes musicaux qui naissent chaque jour que de potins sur la fausse couche de Nicole Kidman qui circulent sur le Net. Pourtant, on entend toujours les mêmes tounes à la radio. Les produits culturels différents ont de plus en plus de difficultés à prendre leur place; l’espace dont ils disposent rétrécit comme une peau de chagrin. On n’en a plus que pour les grosses vedettes, les superproductions et les cotes d’écoute à tout casser. Et ça, quoi qu’en pense la Coalition pour la diversité culturelle, ce n’est pas à cause des Américains et de leurs grosses machines: c’est à cause de l’air du temps.

L’ère est aux chiffres, et non aux mots.

Les gens qui calculent ont la cote; ceux qui écrivent ne l’ont plus. À un moment donné, le vent a tourné, et les cotes de la Bourse sont devenues notre nouvel alphabet.

On n’a qu’à visiter n’importe quelle librairie pour s’en convaincre: les livres sur la gestion pullulent. Les gourous de la gestion sont devenus nos nouveaux prophètes, nos nouveaux penseurs. Ils émaillent leurs textes de citations de la Bible, du Coran et de Shakespeare, afin de nous prouver qu’eux aussi ont des lettres et que la course aux profits n’est pas qu’une vulgaire affaire de chiffres, mais que c’est une philosophie, pour ne pas dire une culture. Pour chaque magazine culturel, on trouve douze magazines économiques vantant les mérites des bâtisseurs d’empires.

Là encore, il ne s’agit pas de pointer les gestionnaires du doigt, et de creuser un fossé entre les gens de chiffres et les gens de lettres. L’économie est aussi importante que la culture. Le hic, c’est que le fragile (mais nécessaire) équilibre qui régissait ces deux mondes s’est rompu. La balance ne penche plus que d’un bord. Les gestionnaires se perçoivent comme des artistes; et les artistes doivent maintenant penser (et agir) comme des gestionnaires.

Résultat: le langage de la finance a littéralement envahi celui de la culture. La rentabilité et la popularité (qui sont en fait les deux faces de la même monnaie) ont remplacé la qualité comme critère d’évaluation des oeuvres. On ne dit plus d’un film qu’il est intelligent et original, mais qu’il a franchi la barre des 500 000 billets vendus. Tout est compté, comptabilisé, pesé et soupesé.

C’est ça qui menace la culture, bien plus que l’hégémonie de l’empire américain: cet esprit comptable, qui tente d’étouffer tout ce qui ne lui ressemble pas, tout ce qui est différent, tout ce qui n’entre pas nécessairement dans une colonne de chiffres.

Voilà le vrai combat que l’on doit mener. Voilà la véritable exception culturelle que nous devons défendre.

Le reste, c’est-à-dire les histoires de frontières et d’accords, ce sont des détails, des symptômes. Mais non la source du mal.

L’empire qui nous menace est d’abord et avant tout mental.