Mesdames, messieurs, baissez vos stores, rentrez vos enfants dans la maison, et fermez vos portes à double tour: le méchant Jaggi Singh vient d’être libéré!
La justice a bien tenté de le garder sous les verrous afin de protéger la population, mais en vain: la maudite Charte des droits de la personne a encore frappé. À cause de ce foutu papier qui protège les ennemis de la démocratie, ce dangereux terroriste peut maintenant respirer à l’air libre.
Aux dernières nouvelles, il affirmait même vouloir répéter son crime!
Qui sait ce que ce sombre individu prépare? Au moment où vous lisez ces lignes, Singh est peut-être en train de lire un manifeste de Noam Chomsky au Porté Disparu! Pire: il catapulte peut-être des toutous en peluche dans la cour de l’ambassade américaine, au nez et à la barbe des autorités!
Moi, j’ai décidé de passer à l’action. L’État ne peut plus protéger ma famille? Je vais le faire moi-même. Afin de vacciner mes proches contre le virus idéologique disséminé dans l’air par Singh et sa bande, j’ai fait construire un bunker en ciment dans ma cour. On y trouve tout ce dont on a besoin pour résister aux futures attaques du méchant Jaggi: l’autobiographie de Jean Chrétien, les oeuvres complètes de Claude Picher, des t-shirts Gap, une photo autographiée de Pierre Pettigrew. Et quelques canettes de gaz lacrymogène, au cas où l’agitateur déambulerait dans ma rue en scandant des slogans antimondialisation.
Citoyens, citoyennes, il y a quelque chose de profondément pourri en Amérique du Nord. On enferme un bon capitaliste comme Maurice Boucher juste parce qu’il a voulu développer de nouveaux marchés et se débarrasser de la compétition (comme le fait toute entreprise honnête); et on libère un dangereux anarchiste qui lutte pour détruire les bases mêmes de notre système!
Si ça continue, on va devoir former des milices pour se protéger des errements de l’État de droit…
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Sérieusement, il y en a un qui a pris les armes pour combattre son gouvernement: c’est Timothy McVeigh. Et le 16 mai, ce jeune illuminé sera exécuté.
L’explosion d’Oklahoma City, qui a fait 168 victimes en 1995, est le plus gros attentat terroriste à être survenu sur le territoire américain. Et qui en a été l’auteur? Un islamiste disjoncté, un taliban assoiffé de vengeance, un membre de la mafia russe? Non: un all-American boy nourri au coca-cola.
La société américaine n’a pas besoin d’ennemis étrangers pour la menacer: elle engendre son propre cancer. La folie de McVeigh s’abreuve à même les mythes fondateurs des États-Unis: les armes à feu, la révolte, l’individualisme, la peur d’un gouvernement central fort. McVeigh n’est pas un Autre, un Étranger (pour reprendre le terme de Camus): c’est un compatriote de Charlton Heston, un abonné de Soldiers of Fortune, un admirateur des grandes figures de la révolution américaine qui ont pris les armes pour combattre l’oppresseur et défendre leur droit de poursuivre librement le bonheur.
Pendant ce temps-là, que fait George W. Bush? Il débloque des milliards et des milliards de dollars pour mettre sur pied un système d’autodéfense hyper-sophistiqué destiné à protéger les États-Unis d’une attaque terroriste venant d’Europe ou du Moyen-Orient! Il pointe ses gros canons vers l’étranger, sans se rendre compte que les ennemis de la nation qu’il est censé protéger logent dans la cour arrière de sa propre maison!
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En 1972, le grand réalisateur américain Elia Kazan (A Streetcar Named Desire, Baby Doll, On the Waterfront) a réalisé un thriller intitulé The Visitors. Ce film méconnu racontait les aventures d’un vétéran de la guerre du Viêt Nam, terrorisé par deux violeurs fraîchement sortis de prison.
Dans Kazan: The Master Director Discusses His Films, un recueil d’entrevues paru chez Newmarket Press, le réalisateur affirme que ce qui lui importait le plus dans ce film, c’était de rendre les criminels le plus humains possible. "Je ne voulais pas en faire des monstres, dit-il, car ça rend la tâche trop facile aux spectateurs. Les gens se disent: "Ah, ce sont des maniaques, des désaxés", et ils rentrent chez eux l’esprit tranquille. Au contraire, je voulais que ces personnages les bouleversent, qu’ils les questionnent."
Le 16 mai, l’État américain exécutera Timothy McVeigh. "Cela permettra aux citoyens américains de commencer à vraiment faire leur deuil de cette horrible tragédie, dit le président, et de pouvoir enfin tourner la page."
C’est bien ça, le drame. Tourner la page. Dire que McVeigh était un monstre, lui injecter du poison dans les veines, et passer tout de suite à autre chose. Réconfortés par le bouclier antimissile qui flotte au-dessus de nos têtes.