Un criminel en liberté
Cette semaine, en page 8, mon confrère Tommy Chouinard brosse le portrait de Richard Kreiger, un ex-employé du Département d’État qui consacre sa vie à démasquer les criminels de guerre réfugiés sur le territoire américain. Révolté à l’idée que ces monstres puissent se la couler douce (tel Armando Fernandez-Larios, un ex-officier de la police secrète chilienne soupçonné d’avoir massacré des dizaines de prisonniers politiques, et qui travaille dans une galerie d’art à Miami!), Krieger se fend en quatre afin qu’ils soient sinon emprisonnés, du moins expulsés.
Krieger est un croisé, un zélé. Il ne sera tranquille que le jour où tous ces ex-tortionnaires seront jugés et condamnés. Il a mis sur pied un vaste réseau international afin de démasquer tous les criminels de guerre serbes, cubains, chiliens et allemands qui profitent des largesses de la loi américaine pour se dorer la couenne au soleil. Mais dans son acharnement, Krieger a oublié un criminel de guerre notoire responsable de la mort de plusieurs milliers de personnes.
Un diplomate sans foi ni loi qui a bafoué pendant des années les règles de base de la démocratie américaine.
Un être assoiffé de pouvoir qui n’a pas hésité à commander l’assassinat d’innocents, le bombardement de populations civiles et le renversement de régimes élus démocratiquement: Henry Kissinger.
Contrairement aux anciens membres de la police secrète roumaine ou salvadorienne, qui vivent sous de fausses identités dans des bleds perdus du Midwest, l’ex-Secrétaire d’État se balade au grand jour. Pire, c’est une célébrité, signant des papiers dans le New York Times et le Washington Post; analysant l’actualité internationale à CNN et à CBS; courant les cocktails et les premières, et prononçant des discours à 30 000 $ la shot!
Pourquoi alors Henry Kissinger n’est-il pas traîné devant les tribunaux internationaux?
Parce que lorsqu’il est question d’imputabilité, les États-Unis tiennent un double discours. Un discours destiné à l’étranger. (Vos criminels de guerre doivent être arrêtés, expulsés et jugés.) Et un discours destiné au "marché domestique". (Les Américains qui ont commis des atrocités pendant des conflits armés n’ont fait qu’obéir aux ordres.)
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Heureusement, les choses commencent à changer. Un bouquin explosif demandant que Kissinger soit jugé pour crimes de guerre au tribunal de La Haye fait énormément jaser, ces temps-ci, à Washington: The Trial of Henry Kissinger.
L’auteur, Christopher Hitchens, est un analyste politique d’origine britannique. C’est aussi le meilleur pamphlétaire de sa génération. Contrairement à nombre de ses confrères qui choisissent délicatement leurs cibles, histoire de ne pas trop nuire à leur carrière, Hitchens n’hésite pas à déboulonner les statues.
En 1995, il publiait The Missionary Position, un ouvrage percutant dénonçant les pratiques douteuses de mère Teresa. S’appuyant sur des centaines de documents inédits, Hitchens montrait que la célèbre religieuse entretenait des relations privilégiées avec plusieurs dictateurs, et qu’elle puisait à même les fonds destinés à soigner les lépreux pour financer des organisations luttant contre l’avortement! Bref, la sainte, dit-il, était loin d’être un ange…
L’an dernier, Hitchens publiait No One Left To Lie To, un livre-choc dans lequel il affirmait que Bill Clinton n’était pas seulement un menteur pathologique doublé d’un dangereux prédateur sexuel, mais un faux jeton plus à droite que le pire des Républicains.
La force principale de Christopher Hitchens est qu’il ne loge à aucune enseigne: il attaque autant la gauche que la droite. C’est aussi un formidable reporter. Il ne se contente pas de ruer dans les brancards et de multiplier les gros mots: il fouille, il enquête, il débusque. Ses livres sont toujours archidocumentés: pas une affirmation qui ne soit pesée et repesée. Bref, c’est un modèle de journaliste. Il est aussi extrêmement drôle. Tous ceux qui ont pu le voir à Politically Incorrect, sur les ondes du réseau ABC, vous le diront.
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Bref, après s’en être pris à mère Teresa et à Bill Clinton, Hitchens tourne maintenant ses canons vers l’ex-Secrétaire d’État Henry Kissinger. Pour lui, pas de doute: Kissinger est bel et bien un criminel de guerre. "Si cet homme ne mérite pas d’être traîné devant le tribunal international de La Haye, écrit-il, je me demande bien qui le mériterait."
Et Hitchens de faire la liste des atrocités payées, commandées et organisées par Henry Kissinger au cours de ses années passées à la Maison-Blanche aux côtés de Richard Nixon. Assassinat du général René Schneider, chef de l’Armée chilienne; assassinat du président élu du Chili, Salvador Allende; organisation d’un coup d’État au Chili; massacres de civils en Indochine; invasion du Timor oriental; protection politique du shah d’Iran; abandon lâche des Kurdes (après que le gouvernement américain les eut encouragés à prendre les armes contre Saddam Hussein); etc.
Tous les États démocratiques ont salué l’arrestation du général Pinochet, souligne Hitchens. Nous étions tous heureux de voir ce dictateur sanguinaire sous les verrous. Or, comment se fait-il que Kissinger, l’homme qui l’avait mis en place, n’ait jamais été poursuivi par aucun tribunal? C’est pourtant lui qui a ordonné à Pinochet de se débarrasser de ses ennemis politiques! Pinochet ne posait aucun geste sans recevoir préalablement l’autorisation de Kissinger. Le sang qui a coulé sur les mains du dictateur chilien entache également celles du diplomate américain. Or, pourquoi le premier est-il considéré comme un vulgaire assassin; et le second, comme un intellectuel respectable?
Pourquoi ce double standard?
Pour Hitchens, le chapitre le plus révoltant (et le plus incriminant) de la trop longue carrière du docteur Kissinger s’est déroulé à l’automne 1968, en pleine guerre du Viêt Nam.
À l’époque, le gouvernement militaire du Sud-Viêt Nam s’apprêtait à signer un traité de paix. Johnson siégeait alors à la Maison-Blanche, et son gouvernement avait réussi à accoucher d’un plan capable de mettre un terme à cette coûteuse guerre. Mais voilà, cette entente (le traité de Paris) ne faisait pas l’affaire de Richard Nixon. Les élections présidentielles approchaient à grands pas, et le leader du Parti républicain savait que si Johnson parvenait à faire signer cet accord, les Démocrates demeureraient quatre années de plus à la Maison-Blanche. Avec l’aide de son ami Henry Kissinger, Nixon a donc demandé (en secret) au gouvernement du Sud-Viêt Nam de revenir sur ses positions et de ne pas signer cette entente. "Si vous ne signez pas ce traité, a-t-il promis sournoisement, les Démocrates s’affaisseront et nous gagnerons les prochaines élections. Une fois au pouvoir, nous vous proposerons un traité qui sera encore plus avantageux pour vous."
La démarche a porté fruit. Alléché par les promesses de Nixon et de Kissinger, le Sud-Viêt Nam a rejeté l’entente de Lyndon Johnson, les Républicans ont gagné les élections… et Nixon s’est embourbé jusqu’au menton dans la guerre!
Résultat de cette opération secrète: la guerre a duré quatre années de plus, et des milliers de jeunes Américains (et de jeunes Vietnamiens) ont payé de leur vie les ambitions politiques du tandem.
"Cette opération, de dire Hitchens, est l’acte le plus dégueulasse et le plus honteux de toute l’histoire des États-Unis." Kissinger a-t-il été puni pour cela? Non, au contraire. Il a été traité comme un génie de la diplomatie, et on a pu le voir se promener au bras des plus belles starlettes d’Hollywood…
"Pour cette raison, et pour plusieurs autres, Kissinger doit être jugé pour crimes de guerre, affirme Hitchens. Ne pas le faire serait une offense à la justice. Cela violerait le principe voulant qu’aucun individu, pas même les personnes les plus puissantes au monde, n’est au-dessus des lois. Et cela laisserait entendre que seuls les perdants ou les despotes mineurs peuvent être poursuivis pour crimes de guerre. En loi internationale, il ne devrait pas y avoir de place pour le double standard."
Le livre de Hitchens a fait l’effet d’une bombe, et a suscité d’innombrables commentaires, autant à droite qu’à gauche. De plus en plus de gens influents osent maintenant demander que Kissinger soit traîné devant les tribunaux.
Si Slobodan Milosevic n’a pas droit à l’immunité, pourquoi l’ex-Secrétaire d’État pourrait-il se protéger derrière la raison d’État? La question est lancée.
On ne doit pas la prendre à la légère. Il en va de l’avenir même du concept de justice internationale.