Je ne me souviens plus où j’ai lu ça, mais Marlon Brando a déjà dit que l’image la plus forte que l’on pouvait voir au cinéma était celle d’un corps nu. "Lorsqu’il y a un corps nu sur un écran, disait-il, tout le reste s’estompe. Plus rien ne compte: ni la mise en scène, ni les dialogues, ni les acteurs. Cette image est tellement puissante qu’elle absorbe tout."
Le week-end dernier, 2300 corps nus ont déambulé rue Sainte-Catherine. Du coup, toute la ville est disparue. Plus de fusions, plus de politique, plus de débat sur la mondialisation ou sur le virage au feu rouge: il n’y avait plus que cette image.
Quatre cent mille livres de viande se baladant sur les marches de la Place des Arts.
Il n’y a pas d’échappatoire, quand on est nu. On ne peut se cacher derrière une cravate, une veste de cuir déchirée ou un vêtement griffé. Pas question de se donner une personnalité par marque interposée, ou d’afficher ses couleurs pour crier son appartenance. Tout le monde se retrouve face à soi-même.
La nudité n’a que faire du small talk et de la course à la réussite. Elle pose tout de suite les vraies questions: la vie, la mort, le sexe.
On naît, on mange, on baise, on tombe malade, on vieillit et on meurt. Tout seul.
La nudité est le décapant suprême. Pas de hiérarchie, de clans, de castes ou de classes. Ce gros bonhomme aux fesses molles est-il riche ou pauvre, conduit-il une BMW ou prend-il le transport en commun? Bien malin celui qui pourra le dire. C’est un humain, comme vous et moi.
Il était tout rose à sa naissance, il s’est affaissé avec l’âge et il finira ses jours en compost, sous une pierre tombale.
Il y a quelques mois, le journaliste américain Charlie Rose recevait Dustin Hoffman à son émission, sur le réseau PBS. Pendant l’entrevue (l’une des meilleures que j’aie vues au petit écran), Hoffman s’emporte et pourfend avec émotion l’intolérance, le racisme et la violence.
"Tous ces actes sont tellement stupides, dit-il. Après tout, nous sommes tous pareils, nous sommes tous dans le même bateau. Nous sommes tous des êtres humains, et nous tentons tous d’apprendre à mourir."
Silence lourd dans le studio. Hoffman a les yeux pleins d’eau.
"That’s all we do, conclut-il, après une pause interminable de 30 secondes. We’re all learning to die."
Les photos de Spencer Tunick, c’est ça. Des êtres humains qui n’ont pas demandé à venir au monde, se débarrassant de leurs costumes et de leurs masques pour contempler pendant deux heures les mystères de l’existence. Et confronter, sans fard ni ironie, leur mortalité.
Nous sommes petits face à l’univers. Nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons ici-bas. Et nous allons tous finir six pieds sous terre.
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Spencer Tunick, c’est aussi un gros Fuck You lancé à la société de consommation.
Fuck You aux crèmes amincissantes, aux mannequins de 12 ans et aux pectoraux gonflés à l’hélium. Fuck you, Gap. Fuck You, Levi’s. Fuck You, L’Oréal.
Fuck You, vous tous et toutes qui exploitez nos complexes pour faire du fric, et qui jouez sur notre honte pour grossir vos avoirs.
Foutez-nous la paix avec vos seins en résine de synthèse, vos machines à sucer la graisse et vos photos retouchées.
Dimanche, des milliers d’individus ont défilé dans les rues de Pointe-Claire pour manifester leur droit d’être différents. Eh bien, c’est exactement ce qu’ont fait les gens qui ont posé pour Tunick la veille: manifester leur différence.
We’re here, we’re not perfect, get used to it!
La semaine dernière, Alain Souchon est venu faire un tour en ville. Pas en très grande forme, mais toujours aussi brillant. Pendant deux heures, il a chanté les plaisirs simples de la vie.
Nous ne sommes pas un public cible, mais une foule sentimentale qui rêve d’idéal. Nous avons beau crâner, nous avons tous envie de crier "Allô maman bobo".
Nous avons beau jouer au monsieur et à la madame, nous ne sommes rien d’autre que des gars et des filles qui se regardent du coin de l’oeil en rougissant.
Merci, monsieur Tunick. Merci, monsieur Souchon.
De retour au vestiaire, maintenant.