God Bless America
Que faisiez-vous le 6 avril 1994? Vous ne vous en souvenez pas? Moi non plus. Cette date marque pourtant le début d’un des plus grands massacres du monde moderne: le génocide du Rwanda.
En effet, c’est le 6 avril 1994 que le président de ce pays africain, Juvénal Habyarimana, fut assassiné lors d’un attentat. Quelques minutes après l’annonce de l’écrasement de son avion, des milliers du Hutus descendaient dans les rues pour exterminer leurs ennemis de toujours, les Tutsis. En une centaine de jours seulement, ces hommes gorgés de haine ont massacré près d’un million de personnes. Et pas à coups d’engins explosifs ou d’avions-suicide, non: avec des machettes et des instruments de jardinage.
Comme des artisans.
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Dès janvier 1994, le général canadien Roméo Dallaire, qui dirigeait les forces de paix de l’ONU au Rwanda, avait été averti qu’un génocide se préparait. Il en avait même avisé ses supérieurs à New York. Or, qu’est-ce que l’ONU a fait? Rien.
Pendant trois mois, les Hutus ont tué plus de 8000 Tutsis par jour. Qu’a fait l’Occident pour arrêter ce massacre? Rien.
Et ce n’est pas parce que nous ne savions pas ce qui se passait. Nous le savions. Des journalistes étaient sur place, des ONG, des organismes religieux. Le Washington Post a publié un reportage sur les tueries le 9 avril, le New York Times a consacré sa page couverture au massacre de dizaines de milliers d’innocents, le 10. Dès le 19 avril, Human Rights Watch estimait que 100 000 personnes avaient été charcutées dans les rues de Kigali. Le 24 avril, les services de contre-espionnage américains informaient Bill Clinton qu’un génocide se déroulait au coeur de l’Afrique.
Mais voilà, malgré les reportages, les témoignages et les appels au secours, nous avons décidé de ne pas bouger
Le mois dernier, dans la revue Atlantic Monthly, la journaliste américaine Samantha Power publiait un excellent reportage sur la façon dont le gouvernement Clinton a agi pendant le génocide rwandais (Bystanders to Genocide). Pendant quatre ans, elle a interviewé des proches du président, analysé les discours officiels, épluché toutes les notes de toutes les réunions qui se sont tenues à la Maison-Blanche au cours de ces jours fatidiques.
Son verdict: le gouvernement américain n’a rien fait. Pire: il s’est empressé de bousiller toute tentative susceptible d’interrompre la tuerie. C’est sous la poussée du gouvernement américain que les pays membres de l’ONU ont commencé à retirer leurs Casques bleus du Rwanda, condamnant par le fait même la population civile à une mort atroce.
Pendant le massacre, des observateurs stationnés au Rwanda se sont rendu compte que les responsables du génocide utilisaient la radio pour attiser la haine des Hutus. Ils ont donc demandé au gouvernement américain d’utiliser ses radars hyper-puissants pour brouiller les ondes radio des assassins. Réponse du gouvernement: "Non, ça coûte trop cher."
L’administration Clinton a même émis un mémo interdisant à ses porte-parole d’utiliser le mot "génocide" lorsqu’ils s’adressaient à des journalistes, sous prétexte que ce mot était trop fort et qu’il aurait obligé les États-Unis à intervenir dans le conflit! On encourageait plutôt les gens à utiliser l’expression "actes de génocide". Ce qui, le 10 juin 1994, a donné lieu à un échange surréaliste entre un correspondant de l’agence Reuters et une porte-parole du Département d’État:
Correspondant: Comment pourrait-on décrire ce qui se passe actuellement au Rwanda?
Porte-parole: Selon nos informations, nous avons toutes les raisons de croire que des actes de génocide sont commis au Rwanda.
Correspondant: À partir de combien d’actes de génocide peut-on réellement parler de génocide?
Porte-parole: Désolée, je ne suis pas en position de répondre à cette question.
Avouez que comme mauvaise foi, on a rarement vu pire.
Selon la journaliste Samantha Power, c’est tout juste si Bill Clinton discutait du Rwanda lors de ses rencontres avec ses conseillers en politique étrangère. "Pour eux, c’était business as usual", dit-elle. Ce qui n’a pas empêché le président de verser quelques larmes en mémoire des victimes lors de son voyage au Rwanda en mars 1998.
Et qu’est-ce qu’on entend, ces jours-ci?
Que toute la population mondiale doit se serrer les coudes afin de venger la mort des 6000 victimes des attentats du 11 septembre. Que si nous ne sommes pas avec les États-Unis, nous sommes contre eux. Qu’un attentat contre l’Amérique est un attentat contre les valeurs fondamentales de l’humanité.
Mais où étaient les Américains en avril 1994? Où était Bruce Springsteen, où était l’ONU, où était le monde libre?
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La semaine dernière, j’écrivais qu’Oussama ben Laden avait été armé par la CIA afin de combattre les Russes lors de la guerre en Tchétchénie. Vous aurez bien sûr compris qu’il s’agissait de la guerre en Afghanistan. Désolé pour le lapsus! Heureusement, vous étiez aux aguets…