Connaissez-vous Chronicle Books? C’est l’une de mes maisons d’édition préférées. Cette entreprise publie toutes sortes d’essais sur l’Histoire de la culture pop. De superbes livres sur les affiches de cinéma mexicaines, les films de série B traitant de délinquance juvénile, l’architecture kitsch des vieilles stations d’essence, le design des années 60, la culture lounge, les bédés féministes, les romans pulp gais, les films d’horreur cheap que l’on diffusait dans les ciné-parcs, les vieux briquets Zippo, les cartes postales des années 20, etc.
Bref, le genre de livres qui font triper les fans de John Waters, de David Lynch et de Tim Burton.
Chronicle Books vient tout juste de publier un autre livre passionnant sur la culture pop des années 50: Red Scared: The Commie Menace in Propaganda and Popular Culture. On peut trouver ce livre entre autres à Multimags du boulevard Saint-Laurent, juste à côté du cinéma Ex-Centris (un commerce, soit dit en passant, qui est en train de devenir un rendez-vous incontournable pour les amateurs de design, d’architecture et de photographie).
Ce livre de 160 pages nous montre comment la peur des méchants communistes a hanté la culture populaire américaine au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À travers des extraits de livres, de manuels scolaires, de nanars de série B, de bédés populaires et d’émissions de radio et de télé, les auteurs (un spécialiste de la culture américaine et un graphiste du New York Times) brossent un portrait délirant de l’Amérique des années 50.
Une Amérique paranoïaque qui voyait des Russes partout, qui croyait dur comme fer que les communistes allaient empoisonner son système d’eau potable, et qui stockait des "cannes" de petits pois dans des bunkers en béton en attendant la fin du monde.
En lisant ce livre, on a l’impression que l’Histoire se répète. On n’a qu’à remplacer les mots "Russes" et "communistes" par "Arabes" et "terroristes" pour soudainement se retrouver en l’an 2001.
Tenez, un exemple.
En juin 1919, il y a 82 ans, une série de bombes éclatèrent dans les rues de plusieurs villes américaines. Ces attentats visaient le ministre de la Justice, le directeur de la Marine, le sénateur de l’État de Géorgie, le magnat John D. Rockefeller et plusieurs notables bien en vue. Ces bombes avaient été envoyées par la poste par des militants anarchistes. Le lendemain des attentats, le New York Times déclarait que cette attaque avait été commanditée par un groupe de bolcheviks travaillant de concert avec les Russes.
Il n’en fallut pas plus pour qu’un vent de panique se mette à souffler sur les États-Unis. Le président demanda au Congrès de débloquer des fonds pour la lutte antiterroriste; un groupe de politiciens tentèrent de voter une loi spéciale permettant l’extradition des "éléments radicaux de la société"; J. Edgar Hoover (qui avait alors 24 ans) fut nommé à la tête d’un comité spécial chargé d’infiltrer les organisations subversives; des milliers de syndicalistes furent arrêtés et détenus sans permis, etc. Les éditorialistes se demandèrent même s’il ne fallait pas mettre les libertés individuelles en veilleuse afin de protéger la sécurité de l’État.
Ça ne vous rappelle pas vaguement quelque chose?
Il ne s’agit pas de minimiser la menace actuelle. Des groupes terroristes tentent bel et bien de foutre notre système par terre. Ils ont d’ailleurs prouvé leur sérieux en détruisant les tours du World Trade Center et en tuant 6000 innocents. Mais le climat de parano dans lequel nous pataugeons maintenant ressemble à s’y méprendre à celui qui a étouffé les États-Unis il y a un demi-siècle. Même peur diffuse, même consensus obligatoire, même patriotisme forcené.
Dans les années 50, tous ceux qui osaient critiquer les politiques du gouvernement américain étaient considérés comme des traîtres à la nation ou des communistes. Idem aujourd’hui. On est avec le président George W. Bush, ou contre lui; il n’y a pas de demi-mesures. Même les médias jouent le jeu.
Comme disait Susan Sontag à l’émission Indicatif présent, animée par Marie-France Bazzo: on assiste à un glissement dangereux des valeurs. Les positions radicales de l’extrême droite sont maintenant considérées comme des positions de centre, et les libéraux (qui étaient auparavant au centre-gauche) sont perçus comme des extrémistes dangereux.
Si j’étais éditeur à Chronicle Books, je commencerais à collectionner des extraits de journaux. On ne sait jamais, dans 50 ans, cela pourrait faire un excellent livre:
Brown Scared: The Arab Menace in Propaganda and Popular Culture (2001-2010).