"Chaque fois qu’on a attaqué les valeurs démocratiques, les démocraties se sont écrasées. Les démocraties ont toujours laissé faire. C’est comme une règle: elles ne volent pas au secours de leurs valeurs menacées. Si les démocraties ne ripostent pas et ne se défendent pas elles-mêmes, je ne vois pas comment on viendrait à bout des mouvements intégristes. Les démocraties doivent réapprendre le sens des mots révolte, colère. Combat."
– Bernard-Henri Lévy, dans une entrevue accordée à Voir en décembre 1994
À Kaboul, cette semaine, des femmes ont pu enlever leur burqua sans craindre d’être lapidées dans un stade bondé.
Des adolescents en liesse ont écouté de la musique à tue-tête.
Une lectrice de nouvelles qui vivait terrée dans sa maison depuis cinq ans a pu retourner à la station de radio où elle travaillait afin d’exercer de nouveau son métier.
Des Afghanes ont pu sortir de leur cuisine sans être accompagnées par un homme.
Des enfants ont pu faire voler leur cerf-volant.
Connaissez-vous l’Association révolutionnaire des femmes? Il s’agit d’un regroupement fondé il y a 22 ans en Afghanistan. Pendant le régime taliban, les femmes qui faisaient partie de cette association se réunissaient au coucher du soleil afin d’apprendre à leurs filles à lire et à écrire. Elles tenaient ces réunions en cachette, au péril de leur vie.
Eh bien maintenant, elles peuvent se réunir sans crainte, au vu et au su de tous. Bientôt, elles pourront peut-être même envoyer leurs filles à l’école.
Pourquoi le peuple afghan peut-il maintenant jouir de cette liberté? Parce qu’une pétition contre les talibans circulant sur Internet a recueilli des dizaines de milliers de signatures au cours des deux dernières années?
Non: parce que les pays membres de l’Alliance ont délogé les talibans à coups de canon. Parce que nous sommes passés à l’action.
Demandez aux Afghanes si elles sont contre la guerre. Demandez aux hommes qui faisaient la queue devant les salons de coiffure pour se faire raser s’ils sont contre les actions menées par les forces alliées au cours des dernières semaines.
"La libération de l’Afghanistan est une nouvelle extraordinaire, c’est une célébration", de dire un homme qui a été emprisonné par les talibans. "J’ai l’impression de renaître", de lancer, fou de joie, un marchand de souliers à Kaboul. "La première chose que j’ai faite a été d’enlever mon turban et de le jeter aux poubelles", de dire un pharmacien.
Oh, bien sûr, tout n’est pas gagné. L’Alliance du Nord n’est pas un regroupement de scouts (loin s’en faut), les femmes peuvent être écartées du pouvoir, et la violence raciale risque d’incendier la région. Et l’Occident doit à tout prix aider financièrement l’Afghanistan si on ne veut pas que l’Histoire se répète.
Bref, il faut être vigilant.
Mais cessons de cracher dans la soupe. La défaite des talibans est une très, très grande nouvelle pour les amants de la liberté et de l’égalité des sexes, et cette défaite n’aurait jamais été envisageable sans intervention militaire. C’est plate pour les pacifistes qui voudraient que tout se règle par une poignée de main et une tape dans le dos, mais c’est la réalité.
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Dans La Démocratie mélancolique, un essai passionnant qu’il a publié au début des années 90, le philosophe Pascal Bruckner affirmait qu’à force de vivre sans ennemi (c’est-à-dire: sans la menace soviétique, qui venait tout juste d’imploser), les grandes démocraties risquaient de devenir complètement amorphes. Ayant perdu le réflexe de se défendre, les citoyens sombreraient alors dans une sorte de coma apathique, tournant le dos au social et ne s’intéressant qu’à leur confort, qu’à leur vie personnelle.
C’est exactement ce qui est arrivé. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, l’Occident s’est replié sur lui-même et a découvert les joies du cocooning. Aménagements paysagers, psychanalyse à cinq cennes, romans intimistes, strip-teases médiatiques – la culture ne s’intéressait qu’au moi.
Me, myself and my webcam.
Souhaitons que le 11 septembre ait sonné la fin de cette ère. Car on en a soupé, des confessions narcissiques, des autobiographies érotiques, des déshabillages publics et des artistes qui prennent leurs maux d’estomac pour des crises d’angoisse.
Le temps est venu de briser notre miroir, de sortir de notre chambre à coucher et de nous intéresser (enfin) aux autres.
Bonjour, monsieur le Monde.