Ondes de choc

L’opium du peuple

La semaine dernière, j’écrivais que Vladimir Poutine utilisait la lutte antiterroriste pour se débarrasser des indépendantistes tchétchènes et commettre des crimes en toute impunité.

Eh bien, l’homme fort de la Russie n’est pas le seul chef d’État à agiter l’épouvantail terroriste afin d’arriver à ses fins. Le gouvernement américain utilise le même prétexte pour nous faire avaler une des politiques les plus absurdes et les plus critiquées de son histoire: sa politique de lutte antidrogue.

Vous avez vu les pubs de l’Office of National Drug Control Policy (ONDCP) qui ont été diffusées lors du dernier Super Bowl? Ces deux pubs sociétales, dont la seule diffusion aura coûté 3,5 millions de dollars (le plus important placement média jamais effectué par le gouvernement fédéral), établissent un lien entre le trafic de drogue et le terrorisme. Le message est clair: "Quand vous achetez de la dope, vous aidez un dangereux terroriste à s’armer."

Ces pubs sont extrêmement efficaces. Elles sont aussi mensongères.

Certes, les talibans ont financé une partie de leurs opérations grâce au trafic d’opium et d’héroïne (selon les Nations unies, le trafic de drogue leur a rapporté entre 40 et 45 millions de dollars annuellement). Mais en juillet 2000, afin de s’attirer la sympathie des gouvernements occidentaux, les talibans ont banni la culture de l’opium dans les zones situées sous leur contrôle. Or, qui a repris le flambeau? L’Alliance du Nord, les alliés des Américains dans leur lutte contre le terrorisme! Ce sont eux qui empochent maintenant des millions et des millions de dollars. Et il semble bien qu’ils continueront à superviser encore longtemps ce trafic lucratif… avec l’aide du Pakistan et de l’armée russe (qui, selon le Vanity Fair de ce mois-ci, utilise ses tanks et ses camions pour sortir la drogue de l’Afghanistan)! Selon le quotidien anglais The Observer, l’Alliance du Nord est encore plus dépendante du narcotrafic que les talibans lorsqu’ils régnaient sur Kaboul.

Bref, on pourrait dire: "Chaque fois que vous achetez une once d’héroïne, vous participez à l’effort de guerre contre ben Laden!"

***

Autre problème avec les pubs de l’ONDCP: elles sont incohérentes. Car, soyons francs, ce ne sont pas les consommateurs de drogue qui emplissent les poches des terroristes, mais les tenants de la lutte contre la drogue. Si la vente et la consommation de drogue étaient légales, les bandits (qu’ils soient motards ou islamistes extrémistes) ne seraient pas aussi riches. C’est la prohibition qui les rend si puissants! Coupez-leur l’herbe sous le pied, et ils se retrouveront Gros-Jean comme devant… Ils se financeraient comment, s’ils n’avaient pas la dope? En vendant des biscuits?

Dire que les consommateurs de drogue aident les terroristes, c’est comme dire que les acheteurs de diamants participent aux massacres en Sierra Leone, ou que les propriétaires de 4 X 4 aident les Émirats arabes à financer des commandos-suicides au Moyen-Orient. C’est personnaliser des problèmes extrêmement complexes.

Que va-t-on nous sortir bientôt? Qu’il ne faut pas acheter de falafels car les restaurateurs arabes envoient une partie de leur fric en Irak?

***

Un jour, il va falloir regarder la réalité en face et admettre que le trafic de drogue n’est pas un problème médical causé par les junkies, mais un problème économique causé par les politiques que nos gouvernements adoptent.

On veut stopper le trafic de drogue en Afghanistan? On n’a qu’à aider les agriculteurs afghans, c’est tout. Car mettez-vous à leur place. Vous êtes pauvres, vos terres sont stériles, votre PIB racle le fond du baril… mais vous pouvez faire pousser une plante qui fait l’envie des Occidentaux, et qui peut vous rapporter des milliards de dollars. Vous faites quoi?

Dans Trafic, le film de Steven Soderbergh, un politicien (Michael Douglas) patrouille un ghetto noir en compagnie d’un ado afin de retrouver sa fille junkie.

"Je n’arrive pas à croire que tu as amené ma fille dans ce genre d’endroit, dit-il à son guide.

– Que voulez-vous dire? lui répond le jeune homme. Au moment où l’on se parle, des milliers de banlieusards blancs patrouillent les ghettos et demandent à chaque Noir qu’ils rencontrent: "As-tu de la drogue? Sais-tu où je peux acheter de la drogue?" Vous imaginez l’effet d’une telle demande sur la psyché des Noirs? Si des milliers de Noirs patrouillaient les banlieues et demandaient la même chose à chaque Blanc qu’ils rencontrent, vos enfants et vos amis se mettraient à vendre de la drogue. Ils empocheraient 500 $ en deux heures et glanderaient le reste de la journée. Pensez-vous vraiment qu’ils continueraient à étudier le droit?"

Bonne question.