Avez-vous regardé les Oscars dimanche soir?
Comme d’habitude, les membres poussiéreux de l’Académie ont couronné le mauvais film. En effet, ce n’est pas A Beautiful Mind qui aurait dû remporter l’Oscar du meilleur film (une autre fable gaga sur la sagesse des fous destinée à réconforter une société qui n’a de cesse d’écarter ses marginaux), mais bien Moulin Rouge. Car le film de Baz Luhrmann n’est pas qu’un long vidéoclip néo-baroque, comme certains l’ont décrié, mais une oeuvre férocement intelligente qui pose des questions fondamentales sur notre époque.
Certes, le film de Luhrmann est étourdissant et semble follement amoureux de sa propre beauté. Mais le narcissisme et l’hystérie sont justement ses thèmes principaux! Décrier l’hystérie de Moulin Rouge, c’est comme décrier l’utilisation du passé simple dans L’Étranger d’Albert Camus. C’est ne rien comprendre à l’oeuvre, et passer à côté de sa signification profonde.
Si Camus a utilisé le passé simple dans L’Étranger, c’est justement pour créer une distance, souligner l’exil existentiel de Meursault, communiquer son détachement, montrer qu’il vivait en marge de la communauté des hommes. Idem pour le montage débridé et essoufflant de Luhrmann. Moulin Rouge n’est pas un film hystérique: c’est un film SUR l’hystérie, ou plutôt sur la difficulté de vivre dans un monde de plus en plus névrosé, éclaté, débridé.
Satine et Christian, les deux personnages principaux de Moulin Rouge, tentent de trouver l’amour dans un univers qui ne s’intéresse qu’aux apparences, qu’à la surface.
L’authenticité existe-t-elle encore dans un monde obsédé par le faux? demande le réalisateur.
Peut-on ressentir une émotion sincère dans un univers ironique? Le second degré a-t-il tué le romantisme?
Peut-on encore créer quelque chose d’original à l’ère des références, des clins d’oeil et du recyclage?
L’amour est-il un mot creux qui ne veut plus rien dire (à force d’avoir été chanté et célébré), ou cette émotion signifie-t-elle encore quelque chose?
Comment trouver la paix de l’âme alors que la Terre tourne de plus en plus vite? Comment construire quelque chose de permanent et d’éternel dans un monde qui court sans cesse après sa queue?
Comme les personnages d’On connaît la chanson, le drame musical d’Alain Resnais, Satine et Christian tentent d’exprimer leurs émotions en entonnant des refrains populaires: In the Name of Love, de U2; I Will Always Love You, de Whitney Houston; Your Song, d’Elton John; Smells Like Teen Spirit, de Nirvana, etc. Toutefois, l’utilisation de ces chansons est à double tranchant: d’un côté, elle permet effectivement de briser le silence; mais de l’autre, elle étouffe toute forme de sincérité. Communiquer son amour en chantant une toune de Phil Collins, c’est comme souhaiter beaucoup de bonheur à un couple de jeunes mariés par l’entremise d’une carte Hallmark. Non seulement ça tue la poésie, mais ça rend encore plus flagrant notre manque de vocabulaire.
C’est d’ailleurs l’une des questions au coeur de Moulin Rouge: la culture junk food dans laquelle nous baignons du matin au soir et du soir au matin favorise-t-elle ou étouffe-t-elle la communication?
Nous aide-t-elle à entrer en contact avec la réalité, ou nous enferme-t-elle au contraire dans un monde totalement artificiel, un univers in vitro où le signe (omniprésent) a remplacé l’objet qu’il est censé représenter?
Les amants de Moulin Rouge sont à l’image même du film: ils semblent sans cesse en mouvement, mais c’est un mouvement factice, illusoire, qui les retient captifs plus qu’il ne les libère. Avec ses lourdes draperies et sa faune poudrée, le Moulin Rouge qui sert de théâtre à leurs ébats ressemble autant à un salon funéraire qu’à un cabaret. On pense aux toiles de James Ensor, ou aux films de Fellini.
Certains rabat-joie vous diront que le film de Baz Luhrmann est une oeuvre artificielle et stérile, à l’image de notre société "clipée". Ne les écoutez pas. Ces pisse-vinaigre ne pourraient reconnaître le talent même si celui-ci les frappait dans le visage à coups de bâton de base-ball.
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Dimanche soir, les membres de l’Académie auraient pu faire preuve de sagesse en couronnant le premier grand film du XXIe siècle. Ils ont choisi de récompenser un mélo efficace, mais passé date, sous prétexte qu’il reconstitue un fait inspirant.
Or, c’est faux. C’est Moulin Rouge qui traite de la réalité. Le film de Ron Howard, lui, n’est qu’un tissu de mensonges perdu dans ses propres fantasmes.