Ondes de choc

Le jeu de la morale 2: le journaliste et le meurtrier

Lecteurs et lectrices, aiguisez votre crayon: voici notre deuxième jeu de la morale. Les éthiciens en herbe qui ont participé au premier jeu, publié dans notre édition du 18 avril, connaissent les règles: on vous raconte une histoire vraie qui pose un problème moral, et on vous demande de prendre position. Vous nous répondez par courrier, fax (514-848-9004), courriel ([email protected]), ou en allant visiter la toute nouvelle section de notre site Web (www.voir.ca/morale). N’oubliez pas: il ne s’agit pas de répondre par oui ou par non, mais bien de développer votre pensée.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite question-piège, histoire de vous mettre en appétit.

Si vous connaissiez une femme enceinte qui a déjà eu huit enfants, dont trois sont sourds, deux sont aveugles et un est retardé mental, et que cette femme souffrait en plus de la syphilis, lui conseilleriez-vous de se faire avorter?

Oui? Eh bien bravo, vous venez tout juste de tuer Beethoven! C’était en effet le cas de sa mère, Maria Magdalena…

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Passons aux choses sérieuses.

Cette semaine, notre question porte sur la pratique du journalisme, et s’inspire d’une histoire rapportée dans l’excellent livre de Janet Malcolm, The Journalist and the Murderer (Knopf, 1990).

En 1979, Jeffrey MacDonald, un haut gradé de l’armée américaine, a été reconnu coupable d’avoir tué sa femme, qui était enceinte de plusieurs mois, de même que ses deux filles âgées de deux et cinq ans. Après un long procès qui a divisé les Américains, l’homme a été condamné à purger trois termes de prison à vie. MacDonald, un chirurgien respecté, a toujours clamé son innocence, affirmant que sa famille avait plutôt été massacrée par une bande d’illuminés à la Charles Manson.

Fasciné par ce fait divers qui avait fait couler beaucoup d’encre (et alléché par son potentiel commercial), le journaliste Joe McGinnis, auteur d’un célèbre essai sur Richard Nixon (The Selling of a President, publié en 1968), a réussi à convaincre MacDonald de collaborer à l’écriture d’un livre qui allait relater cette histoire tragique.

Après quelques jours de négociation, un contrat liant les deux parties fut signé. Le prisonnier acceptait de raconter en exclusivité tous les détails de son histoire au journaliste, en échange de 33 % des droits d’auteur.

Afin de s’assurer l’entière collaboration de MacDonald, de même que celle de ses amis et de ses avocats, McGinnis leur promit que le livre allait raconter l’histoire de leur point de vue. "Nous allons prouver au monde entier que Jeffrey est innocent", leur a-t-il écrit.

Pendant des mois, MacDonald a donc parlé en toute confiance à McGinnis. Il lui a raconté sa vie, lui a permis d’interviewer ses proches et lui a donné accès à tous les documents recueillis au fil des ans par son équipe d’avocats.

Finalement, en 1983, Joe McGinnis lança son ouvrage, Fatal Vision, une brique imposante de 663 pages. Dans le camp MacDonald, le choc fut terrible. Non seulement le bouquin affirmait-il que Jeffrey MacDonald était bel et bien coupable des meurtres, mais il soutenait que l’officier était un dangereux psychopathe!

Question: l’attitude de Joe McGinnis est-elle morale? Un journaliste a-t-il le droit de feindre l’amitié et la complicité pour arriver à ses fins? N’aurait-il pas dû jouer franc jeu, et dire ouvertement où il se situait?

L’hypocrisie est-elle un élément essentiel du travail journalistique? Janet Malcolm, l’auteure du livre sur l’affaire McGinnis-MacDonald, le croit. Elle commence d’ailleurs son essai par une phrase assassine:

"Tout journaliste qui n’est ni trop stupide ni trop pompeux sait que ce qu’il fait est moralement indéfendable. Il exploite la vanité, l’ignorance ou la solitude des gens pour gagner leur confiance et les trahir sans remords."

A-t-elle raison? A-t-elle tort? Qu’en pensez-vous?

Envoyez-nous vos réponses. Nous allons en publier quelques-unes la semaine prochaine, de même que l’opinion de quelques experts.

En passant, en 1995, deux journalistes, Jerry Allen Potter et Fred Bost, ont publié Fatal Justice, un essai qui critiquait sévèrement l’attitude et les tactiques de McGinnis, et qui prenait la défense de MacDonald. Selon les reporters, l’officier de l’armée américaine était innocent, et victime d’une grossière erreur judiciaire!

Comme quoi le journalisme est loin d’être une science exacte…