Ondes de choc

Nuit et brouillard

"Pour la première fois de notre histoire, nous ne disposons plus d’un discours commun. Les trois grandes réponses traditionnelles (les cosmologies antiques, les grandes religions, les utopies politiques) ne s’imposent plus avec la force de conviction qui était jadis la leur. Le monde est devenu infini et, par là même, insensé. L’idée qu’on puisse ou doive y trouver sa place n’a plus aucune signification."

– Luc Ferry, La Sagesse des modernes

Insomnia, l’excellent polar de Christopher Nolan, est maintenant disponible dans les vidéoclubs. Si vous ne l’avez pas vu au cinéma, je vous conseille de le louer au plus sacrant.

En seulement deux films (trois si l’on compte sa première oeuvre, Following, un moyen métrage de 70 minutes), ce jeune Britannique de 32 ans s’est imposé comme l’un des cinéastes les plus originaux – et les plus intelligents – de l’heure.

Avec Memento et Insomnia, Nolan a créé un nouveau genre, que je baptiserais le "polar de privation sensorielle". En effet, les héros de ces films souffrent tous les deux d’un malaise qui les empêche de se situer avec précision dans le temps et dans l’espace.

Leonard Shelby (Guy Pearce), le personnage central de Memento, n’a aucune mémoire à long terme. Il ne se souvient pas de ce qu’il a fait il y a une heure ou plus – seulement de ce qu’il a fait il y a 10 minutes. Cette forme particulière d’amnésie (appelée "amnésie antérograde" par les spécialistes du cerveau) le condamne à vivre constamment dans l’instant présent.

Wil Dormer (Al Pacino), le détective de Los Angeles qui se retrouve parachuté en Alaska dans Insomnia, lui, ne peut trouver le sommeil à cause du soleil de minuit qui brille autant la nuit que le jour. Fatigué, à bout de nerfs, ne sachant s’il est deux heures de l’après-midi ou deux heures du matin, ce policier perd toute notion d’espace et de temps.

Ces personnages tragiques sont à l’image de notre époque. Ils sont tous les deux à la recherche de la vérité, mais ils ont perdu tout point de repère qui pourrait les aider à retrouver leur chemin et à y voir plus clair. Égarés dans un monde sans queue ni tête, ils sont condamnés à errer, à tâtonner, à tourner en rond. Comme les héros des pièces de Beckett.

"Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à répéter les erreurs du passé", dit l’adage. C’est le cas de Leonard Shelby. Comme lui, nous souffrons d’amnésie chronique. Comme lui, nous cherchons désespérément à retrouver le fil de notre histoire. Mais comme lui, nous sommes prisonniers d’un monde qui ne vit que pour le here and now.

Résultat: coupés de notre passé, nous sommes devenus dépendants de la mémoire – et du discours – des autres. Il suffit qu’un manipulateur fort en gueule nous dise que la porte de sortie est à droite pour que nous tournions tous à droite.

Wil Dormer, lui, n’a pas seulement perdu ses repères chronologiques: il n’a plus aucun repère géographique. Comme une boussole déréglée, il a complètement perdu le nord. Dans une scène particulièrement hallucinante, ce détective reconnu pour sa perspicacité et son esprit d’analyse se retrouve seul au milieu d’un épais brouillard, comme les personnages du Désert rouge d’Antonioni. Pendant quelques minutes, il ne sait plus où il est ni ce qu’il fait. Cédant à la panique, il finira par tirer sur l’un de ses confrères. Est-ce un accident ou un acte prémédité? On ne le saura jamais. Lui non plus. En quelques secondes à peine, Dormer plongera dans un monde chaotique où les bourreaux et les victimes se confondent. Un univers confus où les gens ne sont ni tout à fait blancs, ni tout à fait noirs.

L’extraordinaire talent de Christopher Nolan, c’est de faire des films qui peuvent se lire autant au premier degré qu’au second. À première vue, Memento et Insomnia ne sont que des petits thrillers bien ficelés. Mais lorsqu’on les regarde un peu plus attentivement, on découvre qu’ils brossent en fait un portrait extrêmement pertinent de notre époque.

Une époque fragmentée qui a perdu ses repères, ses certitudes et sa mémoire, et qui cherche désespérément à s’accrocher à une histoire, n’importe laquelle, afin d’échapper au naufrage.