Les lecteurs réguliers de cette chronique savent tout le bien que je pense de Christopher Hitchens.
Journaliste britannique vivant et travaillant aux États-Unis, Hitchens est l’un des piliers de la gauche intellectuelle américaine. C’est aussi son empêcheur de penser en rond. Alors que les représentants de la gauche libérale faisaient des salamalecs devant Bill Clinton, allant jusqu’à le comparer à John F. Kennedy, Hitchens publiait No One Left To Lie To, un brûlot affirmant (preuves à l’appui) que Slick Bill était en fait plus à droite que la plupart des Républicains. Dans The Missionary Position, publié en 1995, il disait que l’angélique mère Teresa soutenait des dictateurs d’extrême droite; et dans The Trials of Henry Kissinger, sorti l’an dernier, il affirmait que l’ex-bras droit de Richard Nixon méritait d’être jugé pour crimes de guerre.
Bref, Hitchens est un gauchiste comme on les aime. Pas une moumoune qui boit du thé vert et rêve d’un monde qui ressemble à un calendrier scout, mais un querelleur qui n’hésite pas à ruer dans les brancards, quitte à se faire des ennemis parmi ses pairs. Un Michael Moore plus cultivé et moins naïf. (Moore, rappelons-le, croit fermement qu’O.J. Simpson n’a pas tué sa femme, et qu’il a été piégé par des flics racistes. Une affirmation qui, à mon humble avis, entache grandement son jugement.)
Hitchens n’est pas seulement un essayiste brillant, capable d’écrire autant sur la politique israélienne que sur la poésie russe ou l’oeuvre complète de George Orwell; c’est aussi un auteur prolifique, qui sort un livre par année et rédige régulièrement des papiers pour Vanity Fair, The New York Times, The Atlantic, Harper’s…
Depuis 20 ans, Hitchens signe une chronique dans la revue progressiste The Nation. Or, il y a quelques jours, Hitchens a annoncé avec fracas qu’il quittait la publication, une décision qui a causé un véritable tremblement de terre chez les intellectuels de gauche. La raison de son départ? Il n’est pas d’accord avec la position de la revue sur la guerre en Irak.
Selon Hitchens, la gauche se goure complètement lorsqu’il est question de Saddam Hussein. "Comme tout gauchiste qui se respecte, je suis un adversaire politique de George W. Bush, a-t-il écrit dans un quotidien britannique, mais je crois que le président a raison de vouloir attaquer l’Irak. Refuser de se battre contre Hussein en 2002, c’est comme refuser de se battre contre Hitler dans les années 40. Un jour, le régime de ce dictateur mégalo et sanguinaire (qui n’a pas hésité à utiliser des armes chimiques contre son propre peuple, rappelons-le) prendra fin. Ce jour-là, j’aimerais pouvoir regarder le peuple kurde et le peuple irakien dans les yeux, et leur dire que leur sort me tenait à coeur et que leur souffrance ne me laissait pas indifférent."
Pour Hitchens, qui a participé à de nombreuses actions visant à dénoncer les régimes autoritaires du Chili, de l’Afrique du Sud et du Viêt Nam, le pacifisme des gauchistes américains est criminel, rien de moins. "Les mouvements progressistes et socialistes ont toujours été internationalistes. Or, que prônons-nous aujourd’hui? L’isolationnisme – comme la droite pendant la Deuxième Guerre. C’est honteux."
De nombreuses personnes soutiennent que Bush veut combattre l’Irak seulement pour mettre la main sur ses réserves de pétrole. Cette théorie ne déstabilise pas Hitchens, au contraire. "Actuellement, c’est l’Arabie Saoudite, un pays qui finance les terroristes les plus dangereux de la planète, qui contrôle l’accès au pétrole. Si on libérait le pétrole irakien du joug de Saddam, cela couperait l’herbe sous les pieds des princes saoudiens. Pourquoi faudrait-il s’en attrister? Cessons de jouer à l’autruche. La question de savoir qui contrôle les ressources pétrolières est un enjeu important. Car avec le pétrole, vient le pouvoir. Et l’on ne veut pas mettre ce pouvoir dans n’importe quelles mains…"
Hitchens n’est pas le seul gauchiste à appuyer l’idée d’une éventuelle intervention militaire en Irak. La revue New Republic a récemment consacré sa une à cette question. Le titre du texte: A Liberal Case for War. Ou comment on peut être à la fois de gauche et pour la guerre…
Comme quoi le monde est décidément bien plus complexe qu’on ne le croit.
(Pour plus de détails, visitez le site Web de Christopher Hitchens à http://www.enteract.com/~peterk.)