Ondes de choc

La culture doudou

"Je ne fais pas des films pour rassembler, mais pour diviser."

– Quentin Tarantino, lorsqu’il a remporté (sous les huées) la Palme d’or à Cannes pour Pulp Fiction

Avez-vous vu Les Heures (The Hours), le film où Nicole Kidman se promène avec un faux nez en plastique? Selon la plupart des critiques, cette réflexion sur l’oeuvre et la vie de Virginia Woolf est LE film à voir cette année. Une oeuvre brillante, intelligente et riche, qui suit le destin de trois femmes neurasthéniques vivant à trois périodes différentes (les années 20, les années 50 et les années 90).

Comme tout le monde, je suis accouru voir The Hours. Et j’en suis sorti profondément agacé. Je ne savais pas trop pourquoi, jusqu’à ce que je tombe sur une analyse de Ty Burr, critique de cinéma au Boston Globe.

"Cette adaptation du roman de Michael Cunningham n’a qu’un but: convaincre le spectateur qu’il a du goût, écrit Burr. On dirait une oeuvre qui a été génétiquement modifiée afin de remporter le maximum d’Oscars possible. Ce film flatte les attentes d’un public lettré et cultivé au lieu de le mettre au défi et de le bousculer."

En lisant les propos éclairants de Burr, j’ai compris ce qui m’énervait dans The Hours: ce côté sage, poli, regardez-comme-nous-sommes-cultivés. La musique omniprésente de Philip Glass, les mots de Virginia Woolf, les grands intérieurs new-yorkais remplis de bouquins, des fleurs fraîches dans chaque coin, les tirades "signifiantes" sur la mort et le temps qui passe…

Tout juste si le film ne se mettait pas un foulard autour du cou et un béret sur la tête pour nous convaincre qu’il était digne de notre intelligence…

The Hours célèbre une certaine vision de la culture: la culture qui rassemble, qui flatte l’ego et qui réconforte. Comme les impressionnistes et les Fauves en peinture.

Qui s’engueule, maintenant, au sujet d’une toile de Gauguin ou de Manet? Personne. Ces oeuvres mille fois vues (et distribuées sous forme de cartes postales et de calendriers dans chaque pharmacie) font l’unanimité. Pourquoi le Musée des beaux-arts tripe-t-il tant sur Matisse, Renoir et compagnie? Parce que ces expos remportent un succès assuré. Présentez-moi une ballerine de Degas, et je vous montrerai un autobus rempli de vieilles dames abonnées aux Belles Soirées de l’Université de Montréal.

The Hours, c’est ça. Une expo de Monet au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa.

On y court, pas tant pour célébrer l’art que pour saluer notre bon goût.

***

Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, j’aime l’art qui dérange, qui bouscule, qui divise. David Lynch, Buñuel, Cronenberg, Jodorowsky, Pasolini. Des machins bizarres, mal foutus, recouverts de poils et de pics. Tout, sauf des oeuvres doudous.

Vous voulez savoir quel est mon film de l’année? Storytelling, de Todd Solondz (Happiness). Une oeuvre sulfureuse et extrêmement audacieuse sur les peurs et les désirs inconscients des Américains. Le prof noir qui profite de son statut (et de la culpabilité des nantis) pour sauter ses étudiantes blanches, l’écrivain paraplégique qui se sert de son handicap pour attirer la sympathie, le documentariste gauchiste qui exploite indûment ses proches, etc. Solondz ne tente pas de mettre du Polyfilla dans les fissures qui font craquer l’Amérique, au contraire: il les élargit.

Son film ne rassemble pas, ne réconforte pas, n’apporte aucune réponse. Il ne tente même pas d’être un bel objet, tout doux, tout lisse, tout chaud. Il questionne, c’est tout. Il met le doigt sur le bobo, et nous demande: "Est-ce que ça fait mal? Si oui, pourquoi?"

Voilà, selon moi, à quoi sert l’art. Nous faire perdre l’équilibre, nous donner le vertige, brouiller nos repères. Tirer le tapis sous nos pieds.

Vous connaissez Radio-Classique, la station de radio de Jean-Pierre Coallier, spécialisée dans la musique classique easy-listening? Son slogan est: "Radio-Classique, la musique qui fait du bien."

On ne pourrait rêver d’une meilleure définition pour une oeuvre comme The Hours: un film qui fait du bien.

La différence entre The Hours et Storytelling, c’est la différence entre Radio-Classique et la Chaîne culturelle de Radio-Canada.

L’une fait du bien. L’autre stimule.