Ondes de choc

Le juste

Cette semaine, j’ai regardé un vieil épisode de la série Law and Order. Le scénario tournait autour d’un groupe de flics qui infiltraient des groupes pro-vie afin de mettre la main sur un crackpot ayant décidé de faire sauter une clinique médicale où l’on pratiquait des avortements. Chaque fois que les policiers interrogeaient un militant pro-vie, ils obtenaient toujours la même réponse: "Personnellement, je suis contre le fait de faire sauter des cliniques, mais je comprends parfaitement le geste qui a été posé. Je n’appuie pas le moyen utilisé, mais j’applaudis au résultat."

En regardant cet épisode, je pensais à ce qu’on entend dans certains groupes de gauche depuis les attentats terroristes du 11 septembre. Vous savez de quoi je parle: "Ce qui s’est passé est dégueulasse, mais il fallait bien un jour que ça arrive. Même si le geste posé par Ben Laden est impardonnable, il finira peut-être par avoir des conséquences positives."

À première vue, ces gens-là condamnent le terrorisme. Mais discutez plus longuement avec eux, et vous vous rendrez compte que leur propos est plus ambigu. Ils sont contre le terrorisme, mais… Ils condamnent les gens qui se font sauter dans les supermarchés, mais… "Il faut les comprendre, ils n’ont pas le choix, ils sont au bout du rouleau. Et les gestes posés par l’armée américaine, ce n’est pas du terrorisme, ça?"

Les gens qui tiennent ce discours devraient lire Réflexions sur le terrorisme, un recueil de textes d’Albert Camus édité chez Nicolas Philippe (j’ai acheté ce bouquin à la Librairie Gallimard).

Pour Camus, aucune position morale ne peut justifier le recours au terrorisme. "Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente", a-t-il écrit.

La phrase vaut la peine qu’on la répète: "QUELLE QUE SOIT LA CAUSE QUE L’ON DÉFEND, ELLE RESTERA TOUJOURS DÉSHONORÉE PAR LE MASSACRE AVEUGLE D’UNE FOULE INNOCENTE."

Cette phrase de Camus, on devrait se la faire tatouer sur le bras pour ne jamais l’oublier. Comme ça, chaque fois que l’on serait tenté "d’applaudir aux résultats" d’un attentat, les mots du philosophe nous sauteraient en plein visage.

De même, nous devrions tous relire ces lignes que Camus a écrites au début de la guerre d’Algérie:

"Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. Une droite perspicace, sans rien céder sur ses convictions, eût ainsi essayé de persuader les siens de la nécessité de réformes profondes. Et une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eût de même essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles en elles-mêmes. Mais non. À droite, on a, le plus souvent, entériné au nom de l’honneur français, ce qui était le plus contraire à cet honneur. Et à gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excusé ce qui était une insulte à toute vraie justice."

Voici des mots d’une très grande sagesse, qui résonnent avec autant de pertinence que lorsqu’ils ont été prononcés pour la première fois, il y a 50 ans. On devrait les ressortir chaque fois qu’un intellectuel prend la parole pour tenter de justifier les actes ignobles d’un quelconque groupe terroriste. Chaque fois qu’un chroniqueur dit: "Oui, c’est dégueulasse le terrorisme, mais…" Chaque fois qu’une militante lance: "Oui, c’est dégueulasse le terrorisme, mais…" Chaque fois que quelqu’un condamne la boucherie des uns, tout en excusant celle des autres.

Camus a toujours vécu dans l’ombre de Sartre. Mais pendant que l’auteur de La Nausée baissait les paupières devant l’horreur des camps staliniens, sous prétexte que la cause était noble, l’auteur de La Peste, lui, gardait les yeux ouverts. C’est tout à son honneur.

"Chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant, écrivait Camus, en parlant des colons français et des rebelles algériens. Mais, à cette logique, il n’est pas d’autre terme qu’une interminable destruction."

Merci, monsieur Camus.