Ondes de choc

Lettre aux gens qui savent

Cette semaine, je vais prendre mon courage à deux mains et vous avouer un terrible secret: je n’ai participé à aucune manifestation contre la guerre en Irak. Pourquoi? Parce que je ne sais foutrement pas où je me situe sur cette question.

Ça fait des mois que je dévore les éditos de Thomas Friedman, de Noam Chomsky et de Christopher Hitchens. J’ai lu moult reportages sur la folie meurtrière de Saddam Hussein, l’entêtement "courageux" de Jacques Chirac et l’aveuglement religieux de George W. Bush. Je prie à l’autel du New York Times et de Libération tous les jours; du Nouvel Observateur et de Marie-Anne toutes les semaines, et du Harper’s Magazine tous les mois.

J’ai lu les points de vue de gauchistes anti-guerre, de gauchistes pro-guerre et de penseurs de droite pro-Bush. Les appels à l’aide d’Irakiens en exil qui rêvent d’un pays libéré, et les appels au calme d’Irakiens épuisés qui vivent dans la peur des bombes. J’ai écouté Luc Picard, qui manifeste contre la guerre, et Denise Bombardier, qui a appuyé George W. Bush dans les pages de l’auguste Devoir.

Et vous savez quoi? Je ne suis pas plus avancé. Je suis mêlé comme au tout début. Chaque fois que je me sens pro-guerre, je tombe sur une entrevue qui me sensibilise sur les dangers d’une attaque unilatérale. Et chaque fois que je me sens anti-guerre, je tombe sur une Grande Gueule d’une jeune Irakienne révoltée qui me fait sentir hyper-cheap de la laisser mariner dans son sang.

Bref, j’suis tout fourré.

Au début, mon incapacité à me brancher m’exaspérait. Je suis un gars d’opinion, merde, je devrais être capable de savoir où je me situe sur une question aussi essentielle que la guerre, non? Mais plus ça va, plus mon incertitude me réconforte, et plus la certitude des autres me déconcerte.

Les pacifistes, par exemple. Je vous regarde marcher fièrement dans la rue avec vos écriteaux colorés dénonçant la guerre impérialiste des Américains. Vous ne doutez jamais de vos opinions? Que ressentez-vous lorsque vous lisez la lettre ouverte d’une jeune Irakienne qui supplie l’Occident de libérer son peuple du dictateur sanguinaire qui le terrorise? Ça ne vous ébranle pas? Vous ne vous sentez pas égoïstes?

Et vous, les faucons affamés qui appuyez sans réserve le président des États-Unis, vous ne vous posez pas de questions lorsque vous voyez ces centaines de milliers de gens descendre dans la rue? Vous ne craignez pas d’ouvrir une boîte de Pandore en permettant à la Maison-Blanche de déclarer la guerre de façon unilatérale et pour des fins préventives? Vous n’avez pas peur que d’autres pays suivent l’exemple américain? À quoi sert l’ONU si tout le monde outrepasse ses décisions?

Pour certains pacifistes, la situation est claire: les pro-guerre couchent à droite, et les anti-guerre couchent à gauche. Désolé, mes amis, mais nous sommes en 2003, pas en 1935. Le paysage idéologique est beaucoup plus morcelé. Bernard Kouchner, de Médecins sans frontières, est pour une intervention armée en Irak. Idem pour Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix (!); Michael Ignatieff, intellectuel canadien défenseur des droits de l’homme; et Alain Finkielkraut, l’une des figures les plus importantes de la gauche française.

Contrairement à ce que certains laissent croire, les intellectuels ne font pas bloc autour de la question irakienne. La gauche est divisée, déchirée, éventrée. Les gauchistes n’étaient-ils pas internationalistes, dans les années 30-40? N’était-ce pas dans la tradition de la gauche de lutter militairement contre la dictature et le fascisme?

Il y a autant de bonnes raisons d’attaquer l’Irak que de ne pas l’attaquer. La situation est extrêmement complexe, et il faut se méfier comme de la peste des gens qui croient posséder la vérité.

Vous avez toutes les informations vous permettant de prendre parti? Vous avez lu les rapports top secrets des services de renseignements, vous savez tout ce qui se trame, vous connaissez tous les jeux de coulisse?

J’ai toujours eu beaucoup de respect pour les gens qui ont des opinions tranchées. Mais sur la question de l’Irak, je doute, j’hésite, je jongle.

Bref, je ne sais foutrement pas. Mais comme l’a si bien dit Jean Gabin, ça, au moins, je le sais.