Lettre à Denys Arcand
Lundi 12 mai, 19 h 30.
Monsieur Arcand, je sors tout juste d’une projection des Invasions barbares. Je vous écris pour vous dire merci. Certaines personnes pensent que votre film a occupé trop de place dans les médias ces derniers jours. Personnellement, je crois qu’on ne parle jamais assez des grandes oeuvres, et toujours trop des petites.
Je vous remercie, car votre dernière oeuvre est drôle, brillante et extrêmement émouvante. Une heure après l’avoir vue, j’ai encore des motons plein la gorge et des idées plein la tête. Que demander de plus d’un film? Je vous remercie aussi pour avoir, tout au long de votre carrière, considéré le spectateur non pas comme un simple consommateur, mais comme un interlocuteur. Ce respect vous honore.
Je ne vous connais pas, mais je sens que pour vous, le cinéma n’est pas seulement une machine à rêve, mais un outil de communication extraordinaire vous permettant d’amorcer un dialogue franc et honnête avec vos contemporains.
Alors, si vous le voulez bien, dialoguons. Franchement et honnêtement.
Comme je l’ai dit plus haut, j’ai adoré votre film. Mais je dois vous avouer qu’il m’a aussi profondément agacé. Il y a quelque chose, dans votre constat du Québec et du monde, qui me choque. La veillée funèbre que vous avez organisée pour le personnage de Rémy Girard m’a fait pleurer. Celle que vous avez mise en scène pour le Québec des années 2000 m’a fait rager.
Est-ce parce que j’ai 41 ans, et non 61? Toujours est-il que je ne partage pas votre vision apocalyptique de l’Occident. Je ne crois pas que tous les jeunes sont analphabètes et cupides; que tous les syndicats sont des organisations de bandits; que tous les intellectuels sont des ratés – bref, que tout va chez le diable.
Effectivement, comme vous l’affirmez, le monde ressemble parfois à une vaste comédie, où tous les personnages jouent leur rôle sans trop y croire. Le flic poursuit les trafiquants de drogue en sachant fort bien que la guerre à la drogue est vouée à l’échec. L’intellectuel tente de comprendre le monde en sachant fort bien qu’il ne le comprendra jamais. Les amoureux se disent qu’ils s’aimeront jusqu’à la fin des temps en sachant fort bien que tout a une fin, même les plus belles histoires d’amour. Quant aux infirmières, elles n’essaient même plus de croire qu’elles font une différence tant la situation est désespérée dans nos hôpitaux.
Mais est-ce une raison pour tout balayer du revers de la main?
Vers la fin de votre film, le professeur mourant interprété par Rémy Girard s’exclame: "Mais je vais mourir, moi! Je vais disparaître!"
Parle-t-il au nom de votre génération, monsieur Arcand? Toujours est-il qu’on a l’étrange impression, en regardant votre dernière oeuvre, que c’est toute le civilisation qui va disparaître avec les babyboomers. Après eux, le déluge… Le monde sera livré aux hordes de barbares, c’est-à-dire aux jeunes qui ne savent ni lire ni profiter de la vie. Les grands écrivains? Connais pas. Idem pour le bon vin, les relations amicales, l’amour et le plaisir charnel. Les jeunes, à vous croire, sont des machines à faire du fric ou des paumés qui se shootent à l’héro. Entre Bill Gates et Kurt Cobain, rien.
Désolé, mais je trouve cette vision du monde au mieux caricaturale; au pire, condescendante.
Qui est monté aux barricades, lors des dernières manifestations anti-mondialisation? Les jeunes. On peut trouver leur croisade naïve. Mais entre vous et moi, elle ne l’est pas plus que les manifs pro-cubaines ou pro-chinoises de votre génération. Or, ces jeunes-là sont complètement absents de votre film. C’est comme s’ils n’existaient pas.
Que vous soyez fatigué et désillusionné, soit. Mais de grâce, ne projetez pas cet état d’esprit sur la génération montante. Comme disait Pierre Falardeau à Yvon Deschamps, lorsque l’humoriste a avoué sa fatigue référendaire: "Si t’es fatigué, va te coucher."
À la fin de votre film, vous laissez entendre que la toxicomane incarnée par Marie-Josée Croze trouve une sorte de paix intérieure lorsqu’elle hérite des vieux bouquins de Rémy. Message: la seule et unique bouée de sauvetage des jeunes se trouve dans la bibliothèque de leurs aînés. Là encore, permettez-moi d’émettre un bémol. Les jeunes aussi ont une culture. Ce n’est peut-être pas votre culture, mais elle est tout aussi valable, tout aussi riche. Effectivement, les étudiants de vingt ans n’ont peut-être pas lu Primo Lévi ou Soljenitsyne; mais ils connaissent Breat Easton Ellis et Naomi Klein. À chaque génération, ses références. Et puis entre vous et moi, les babyboomers n’étaient pas tous des lettrés; tout comme les jeunes ne sont pas tous des idiots. L’élite a toujours été minoritaire. Sur ce point, le diagnostic que vous posez sur la santé intellectuelle du Québec frôle la mauvaise foi.
Même chose pour le regard que vous posez sur la technologie. À vous entendre, les téléphones-cellulaires et les ordinateurs devraient être jetés à la poubelle ou voués aux bûchers. Comme si seule la littérature était un vecteur de culture. Là encore, on sent le fossé des générations. On croirait entendre vos aînés, qui condamnaient le cinéma et la télévision, sous prétexte que la technologie était profondément malsaine…
Croyez-moi, je vous admire beaucoup, monsieur Arcand. Et je le répète, j’ai profondément aimé votre film. Mais de là à dire qu’il s’agit d’un portrait hyper-réaliste de notre société, il y a un pas que je ne peux franchir.
J’espère sincèrement que nous pourrons continuer ce dialogue. Dans les pages de ce journal, ou ailleurs.
En attendant, je vous redis sincèrement merci. Et vous souhaite une très longue vie.
P.S.: En entrevue, vous avez affirmé que les babyboomers n’ont rien laissé en héritage à la génération suivante. Je vous trouve encore une fois très pessimiste. Vous nous avez donné le goût de la liberté, le désir de nous ouvrir au monde, la haine des interdits et le féminisme (qui, malgré quelques dérives, a quand même été l’une des plus formidables révolutions du vingtième siècle). C’est un héritage énorme.