"Les éloges ont un parfum que l’on réserve pour embaumer les morts."
Voltaire
Au Québec, on n’a pas l’éloge facile. Quand on complimente quelqu’un, c’est souvent par la négative.
La fille est pas laide. Le film est pas mauvais. Le repas est pas pire.
On se garde toujours une petite gêne, comme si on avait peur que les gens se prennent pour d’autres si on les complimentait trop.
Mais quand un des nôtres passe l’arme à gauche, paf! le barrage pète, et on noie la mémoire du disparu sous un torrent de qualificatifs, tous plus excessifs les uns que les autres.
La fille pas pire devient la plus belle femme du monde, et l’artiste pas mauvais devient un véritable génie incompris du reste du monde.
Prenez Bourgault, par exemple.
Dans les dernières années de sa vie, le fondateur du RIN recevait plus de critiques que d’éloges. On disait qu’il était devenu conservateur, narcissique, et qu’il se comportait comme une diva… Mais quand il est mort, les compliments ont commencé à pleuvoir. La Presse, par la plume de Lysiane Gagnon, a même affirmé qu’il était le dernier rebelle!
Pas UN des grands rebelles du Québec, non: LE DERNIER. Après lui, le désert.
À croire certains commentateurs, le décès de Bourgault sonne la mort de la dissidence au Québec, rien de moins. À partir d’aujourd’hui, il n’y a plus un seul homme libre au Québec. Nous sommes tous des moutons, plus personne n’ose dire tout haut ce qu’il pense tout bas…
Pierre Bourgault était le dernier rebelle, le dernier contestataire, le dernier empêcheur de penser en rond. Il ne nous reste plus qu’à mettre la clé dans la porte et à fermer la shop. Elvis has left the building…
Certes, Bourgault était un grand homme, qui a marqué l’histoire du Québec. Mais le dernier rebelle? Le dernier esprit libre? Dieu, que va-t-on écrire lorsque Michel Chartrand nous quittera?
C’est ce que j’appelle le Syndrome des invasions barbares (SIB): lorsque notre génération disparaîtra, le Québec deviendra une terre brûlée, peuplée de moutons analphabètes fiers de leur sort et incapables de critiquer le pouvoir…
Je ne suis pas un grand fan de Pierre Falardeau. Mais le père d’Elvis Gratton est l’un des rares à s’être élevé contre cet excès de langage. Dans un papier pas piqué des vers publié dans Le Devoir, il a tiré sur tous ceux qui font de Bourgault le dernier représentant d’une espèce à jamais disparue.
"À écouter ces potineurs serviles, lance Falardeau, il faudrait élever un monument à Bourgault parce qu’il n’avait pas peur des mots. Mais si vous avez peur des mots, vous, dont le travail consiste précisément à manipuler les mots, il faut changer de métier et devenir vendeur de beignes, marchand de choucroute ou réparateur Maytag."
Bourgault, dernier rebelle du Québec? Allons donc! Même le principal intéressé, qui ne se prenait pourtant pas pour un Seven-Up, rirait de cette affirmation en y allant d’un "Viarge!" bien senti…
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Le même excès de langage a souligné la fin du talk-show de Marc Labrèche. "En quittant momentanément l’avant-scène, pouvait-on lire dans Le Soleil, Marc Labrèche emporte avec lui une folie dont la télé avait désespérément besoin, et qui nous manquera sans doute beaucoup."
Le Grand Blond quitte l’antenne, et la télé québécoise s’en va chez l’yâble.
Toujours le même déluge d’éloges, le même dithyrambe exacerbé. On ne peut pas se contenter de dire que Marc Labrèche était extraordinairement talentueux, non: il faut dire que l’avenir de la télé au grand complet reposait sur ses épaules.
De la folie à la télé québécoise? Oubliez ça, il n’y en a plus.
Bourgault était le dernier libre penseur. Labrèche, le dernier grand amuseur. Et Bureau, le dernier grand anchorman. Leur départ sonne la mort de l’intelligence et de l’audace.
Pas étonnant que le film le plus populaire de l’heure soit Les Invasions barbares. Le Québec au grand complet ressemble à un salon funéraire.