Ondes de choc

Reality show

La catastrophe du 11 septembre 2001 est un véritable test de Rorschach historique-politique. Les gens y voient ce qu’ils veulent bien y voir. Chacun analyse ce crime à la lumière de ses propres fantasmes, de ses propres préoccupations.

Il y a la lecture tragique: comme le Titanic, les tours du World Trade Center symbolisaient une certaine idée du progrès, et elles ont croulé sous le poids de leur propre prétention. C’est le mythe d’Icare, revu et corrigé.

La lecture marxiste: les Américains n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Qui sème le vent récolte la tempête…

La lecture athée: la religion est l’opium du peuple, et la destruction des tours prouve par A + B qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’un dévot aveuglé par sa foi. Le monde ne se portera bien que le jour où l’Homme se débarrassera enfin de l’idée de Dieu.

La lecture libérale: les États-Unis incarnent les plus belles valeurs qui soient: la tolérance, la liberté, l’égalité. Et c’est pour cela que le pays est la cible des fanatiques.

La lecture économique: l’événement est le résultat d’une alliance néfaste entre le pouvoir américain, les géants de l’industrie pétrolifère et les princes de l’or noir. Vous voulez trouver les responsables? Follow the money.

La lecture humaniste: des millions de personnes meurent chaque jour, et CNN s’en contrefiche. Pour chaque Américain mort dans l’effondrement des tours, combien de victimes du sida, de la famine, des guerres civiles?

La lecture paranoïaque: George W. Bush savait fort bien que les tours seraient frappées ce matin fatidique. Mais il n’a rien fait, car il voulait profiter de l’événement pour envahir militairement le Proche-Orient. Comme Roosevelt a fait avec Pearl Harbor…

La lecture antisémite: tous les Juifs qui travaillaient dans les tours avaient été avertis de ne pas se présenter au travail…

Bref, 9-11 est une véritable auberge espagnole, un buffet all you can eat. Comment peut-on arriver à saisir toutes les facettes d’un événement aussi complexe? La seule façon est de multiplier les points de vue, de confronter les idées…

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C’est ce qu’Alain Brigand, le producteur de 11’09 »01, long métrage qui prend l’affiche cette semaine, a fait. Il a demandé à 11 cinéastes originaires de 11 pays différents de réaliser chacun un court métrage de 11 minutes, 9 secondes et 1 image sur les terribles attentats. L’idée est intéressante. Malheureusement, le résultat, lui, l’est beaucoup moins.

Il n’y a rien de plus difficile que de créer une oeuvre politique. On pourrait même dire que le terme "art politique" est un oxymore, la juxtaposition de deux mots opposés, un peu comme "Ontario night life" ou "gastronomie britannique". Les mots "cinéma" et "politique" ne vont pas toujours bien ensemble. Pour chaque Costa-Gavras, qui réussit à émouvoir autant qu’à dénoncer, combien de réalisateurs malhabiles martèlent leur propos à coups de masse?

Le long métrage produit par Brigand est bourré de bonnes intentions. Malheureusement, cela n’en fait pas nécessairement un bon film. Certains moments sont même passablement ennuyants, pour ne pas dire carrément pénibles.

Le sketch de l’Égyptien Youssef Chahine (qui critique la politique colonialiste américaine) ressemble à un travail de cégep. Le court métrage de l’Africain Idrissa Ouedraogo (dans lequel cinq enfants du Burkina Faso partent à la recherche de Ben Laden pour empocher une récompense de 25 millions de dollars) semble avoir été produit par Roch Demers. Le Français Claude Lelouch profite de la destruction des tours jumelles pour nous servir une romance à l’eau de rose entre une sourde et son guide (genre: la fin d’un couple est un événement aussi tragique que la fin du monde – un hommage à Hiroshima mon amour, j’imagine), alors que le Japonais Shohei Imamura, toujours perdu dans ses réflexions sur les femmes-insectes et les hommes-reptiles, met en scène un rescapé de Hiroshima qui se prend pour un serpent. Comprenne qui pourra.

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Les trois seuls films qui méritent le détour sont ceux du Britannique Ken Loach, du Mexicain Alejandro Gonzalez Innaritu et de l’Américain Sean Penn.

Dans son court métrage, Loach trace un parallèle entre le coup d’État au Chili (qui s’est aussi déroulé un 11 septembre) et la destruction des tours. C’est didactique en diable, mais au moins, ça ne prétend pas être autre chose. Et le propos demeure extrêmement pertinent. De plus, la colère de Loach ne l’empêche jamais de faire preuve de compassion envers les victimes des attentats (une leçon pour Chahine).

Innaritu, lui, a décidé d’aborder l’événement sous un angle poétique. Pendant 11 minutes, l’écran demeure noir (à l’exception de quelques images déchirantes nous montrant des désespérés se jetant en bas des tours pour échapper aux flammes). Tout se joue dans la bande-son. Cris des secouristes, bruits des corps qui s’écrasent sur le sol, appels de détresse des passagers des avions, sons assourdissants des gratte-ciel qui s’effondrent: la bande-son nous torpille littéralement le coeur. Tout le monde a vu les événements du 11 septembre. Le réalisateur d’Amores Perros, lui, nous les fait entendre. Un grand moment de cinéma, qui passe par l’oreille (organe des émotions) au lieu de l’oeil (organe de l’analyse). Comme si le réalisateur mexicain nous disait qu’il est encore trop tôt pour tenter d’expliquer cette horrible tragédie.

Enfin, il y a le film bizarre de Sean Penn. L’histoire d’un vieux monsieur solitaire qui voit enfin le soleil lorsque les deux tours s’effondrent. La réalisation est superbe et la photo, magnifique. Mais que veut dire Penn? Qu’après la pluie vient le beau temps? Que la mort finit toujours par accoucher de la vie? Qu’après avoir longtemps vécu dans l’aveuglement, à se parler à voix haute, les Américains vont enfin voir la lumière et sortir de leur bulle? Aucune idée. Toujours est-il que cet exercice de style émeut, à défaut d’éclairer. C’est toujours ça de gagné.

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Le long métrage a beau nous montrer toutes sortes d’images, filmées sous tous les angles et de toutes les manières, les images qui nous marquent le plus restent encore celles des tours géantes qui s’abattent comme des châteaux de cartes. Combien de fois les a-t-on vues? Mille? Trois mille? Elles demeurent toujours aussi effrayantes, absurdes, inexplicables.

On a beau multiplier les discours et les tentatives d’analyses, ces images continuent de nous émouvoir, de nous narguer, de nous interpeller.

Elles représentent la réalité brute. Dans tout ce qu’elle a d’incompréhensible.

L’Histoire est le récit que nous accolons à la réalité pour lui donner un sens. Mais si l’Histoire n’avait pas de sens? Si ce grand récit n’était que de la fiction pure?

C’est la question qu’on se pose en sortant de 11’09 »01. Une question, avouons-le, qui n’est pas de tout repos.